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A Cause Des Anges. Le Voile Dans La Culture Juridique Du Proche-orient Ancien, Dans O. Vernier éd., Etudes D'histoire Du Droit Privé En Souvenir De Maryse Carlin, Nice, 2008, P. 234-253

A cause des anges. Le voile dans la culture juridique du Proche-Orient ancien, dans O. Vernier éd., Etudes d'histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Nice, 2008, p. 234-253

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  (( A CAUSE DES ANGES ) LE VOILE DANS LA CULTURE JURIDIQUE DU PROCHE-ORIENT ANCIEN Sophie DÉMARE-LAFONT Dans notreunivers occidental, le voile évoquedes images très contrastées) se déclinant du blanc de la mariée au noir de la musulmane traditionaliste) en passant par le gris de la religieuse, la transparence suggestive des danseuses orientales ou encore le foulard prohi bé des écolières. Peu d'objets de notreenvironnementfamilier produisent une telle diversité de repré sentations, entre religieux et profane, entre convenances et fantasmes. C'est que le voile a recueilli et conservé la mémoire des peuples qui ont fabriqué sa longue histoire, commencéeen Orient il y a près de 4000 ans. Bien loin du comté de Nice) cette étude où la haute Antiquité croise l'actualité est dédiée au souvenir de Maryse Carlin, dont le visage bien veillant etl'esprit pétillant ne m'ont pas quittée depuis notre rencontre au concours d'agrégation de 1992. Les débats récents liés au vote de la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux à l'école ont introduit une dimension communautariste nouvelle, faisant du voile l'expres sion d'une tendance militante voire radicale de l'islam. La réalité sociologique est plus complexe) mêlant aspects confessionnels et considérations culturelles sans que, le plus souvent, les principales intéressées soient consultées. Jusqu'à une époque récente, le voile n'était pas un élément central de la tradition musulmane!, mais plutôt un fait de société banal, com- 1 Sur les sept mentions du voile dans le Coran, la Sourate 24 v. 31 est la plus éloquente. Elle fait du voile une marque de décence et d'appartenance religieuse: « Dis aux croyants de baisser leurregards,d'être chastes, ce sera plus pur pour eux. Dieu est bien informé de ce qu'ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer l'extérieur de leurs atours, de rabattre leurs "voiles sur leurs poi trines" de ne montrer leurs atours qu'à leurs époux ou à leur pères, ou aux pères de leurs époux, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, ou au fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs ». TI est par ailleurs recommandé aux femmes du Prophète de se couvrir de leur vQile « pour se faire connaître et ne pas être offensées» (Sourate 33 v. 59).  236 SOPHIE OÉMARE-LAFONT mun à beaucoup d'autres pays du bassin méditerranéen. L'Arabie préislamiqueconnaissait cet usage, largement répandu dans les bonnes familles juives, chrétiennes et païennes, reflet des codes sociaux urbains forgés autour des notions de modestie et de décence. Tertullien cite en exemple les femmes arabes dont un seul œil est découvert, préférant voir à moitié plutôt que de s'exposer au regard des hommes 2• C'est dans le même esprit que Paul recommande aux femmes d'être voilées lorsqu'elles participent aux assemblées liturgiques car dit-il, {( à cause des anges », elles doivent porter la marque de l'autorité dont elles dépen dent 3• L'argument religieux, faisant du voile un rempart contre le regard tentateur et la séduc tion exercée sur les hommes, fait écho à une coutume bien connue au Proche-Orient, dès l'époque hellénistique, consistant pourl'épouse à porter le voile. La version grecque du livre de Daniel l'évoque dans le récit du procès de Suzanne, une Babylonienne accusée à tort d'adultère par deux Anciens dont elle avait repoussé les avances: les deux calomniateurs « ordonnèrent qu'on la dévoile - car elle était voilée - afin de se rassasier de sa beauté » . (Dan. 13:32). Au début de l'ère chrétienne, l'Evangile apocryphe de Nicodème a gardé la trace de cette pratique dans le geste de Véronique, au cours de la Passion, essuyant le visa ge du Christ avec son voile. L'srcine de cette tradition remonteaux usages matrimoniaux du ne millénaire av. J. C. Les sources anatoliennes et syriennes des XIr-X\1IIr s. av. J.-C. recoupant les éléments connus par la Bible, associent le voile à la fiancée. Plus tard, vers le XIve s., il devient un attribut de l'épouse et plus généralement de la femme honnête. Toutefois, d'autres figuresféminines très différentes sont aussi voilées, par exemple les prostituées ou les danseuses. L'histoire de Salomé, obtenant d'Hérode la tête de Jean-Baptisteaprès avoir dansé pour lui et ses invités (Matth. 14:6-11; Mc 6:21-28) est instructive à cet égard, même s'il est peu pro bable qu'une princesse ait pu danser seule devant unbanquet d'hommes.L'épisode a été exploité par lesPères de l'Eglise, enparticulier saint Ambroise, pour assimiler la danse à 2 « •. conœntae sint dimidiam frui lucem quam totam faciem prostituere», Tertullien, De virginibus velandis XVII, cité par R. de Vaux, « Sur le voiledes femmes dans l'Orient ancien )), RB 44, 1935, p. 397-412, spécial. p. 404 et note 2. 3 Première Epître aux Corinthiens 11:10 « Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête une marque d'autorité (= un voile), à cause des anges ». Le sens de cette phrase est obscur et ses interprétations nom breuses. Est-ce parce qu'elles prient dans la langue des anges que les femmes doiventadopterune tenue décente?  LE VOILE DANS LA CULTURE JURIDIQUE DU PROCHE-ORIENT ANCIEN 237 une activité lascive et impudique 4• Le voile de la prostituée, comme celui de ladanseuse, est une parure qui, en laissant deviner le corps, attire le regard. Le récit biblique de Tamar . séduisant son beau-père Juda pour luiprocurer une descendance est significatif à cet égard: quittant ses habits de veuvage, elle revêtun voile qui couvreson visage pour consommer les relations avec Juda (Gen. 38: 14 et 19), lequel ne la reconnaît pas puisqu'il envoie un ser viteur la payer comme courtisane (Gen. 38: 20-23). I.e contraste entre la tenue de la veuve et celle de la prostituéesindique que la première a (ou peut avoir) le visage découvert tout en restant décente, tandis que la seconde cache sa figure tout en attirant l'attention des hommes. L'endroit où se tient la prostituée est décisif: Tamar s'installe à l'entrée d'Enaïm, sur un axe de circulation qui rappelle le carrefour des tablettes cunéiformes. C'est là que se trouvent également les tavernes,tenues par des femmes portant elles aussi le voile. Celui de Siduri dans l'épopéedeGilgames (x i 4) rappelle latoilette de Tamar, compte tenu de l'emplacement et de la mauvaise réputation des cabarets mésopotamiens. Le voile peut donc signaler que la femme est réservée à un homme ou exprimer exacte ment l'idée contraire. Puisque le même objet symbolise la chasteté ou la volupté, c'est la cou leur, le tissu ou la longueur qui permettent de savoir à qui on a affaire. D'ailleurs, les modes vestimentaires varient en fonction des régions et des milieux 7: le voile est une question typique de la vie urbaine; dans les zones rurales et steppiques, il sert à se protéger du soleilet du vent, pas du regard tentateur. Ainsi Rébecca a-t-elle le visage découvert pour aller au puits, lorsque le serviteur d'Abraham la rencontre (Gen. 24: 15-16). De même Sara, pour tant mariée à Abraham, n'est-elle pas non plus voilée lorsqu'elle arrive en Egypte: si sa beauté risque d'attirer l'attention de Pharaon, c'est qu'elle est visible de tous (Gen. 12: 11ss et, pour la même histoire avec Rébecca, Gen. 26: 7ss). L'opposition entre la ville et la step pe, motif courant dans le monde ouest-sémitique, est reprise par Isaïe s'adressant à Babylone, qu'il compare à une jeune fille vierge: « Prends le moulin, mouds la farine, découvre ton voile, retrousse ta robe, découvre tes cuisses, passe les fleuves» (ls. 42: 2). Le prophète dépeint une déchéance, la délicate citadine étant rabaisséeaurang d'une servan te, astreinte aux travaux domestiques dansune tenue indécente. La réglementation assy rienne sur le port du voile « dansla rue» [4], lieu de rencontres et de passage, confirme l'ar rière-plan urbain de cette thématique. 4 Au me S., l'art lyrique et les auteurs européens s'emparent du mythe et lui donnentune dimensionromantique et scandaleuse en y ajoutant l'amour de Salomé pour Jean-Baptiste et le baiser à la tête coupée. La fameuse « danse des sept voiles », véritable strip-tease écrit par Oscar Wilde pour l'opéra de R. Strauss, a marqué l'entrée définitive de ce fantasme oriental dans l'imaginaire occidental. 5 K vander Toorn, « TheSignificance of the Veil in the Ancient Near East », in D.P. Wright et al. éd., Pomegranates and Golden Bells, Studies in Biblîcal, JewÏ8h andNearEastern Ritual, Law and Literature in Honor of Jacob Milgrom, Wmona Lake, 1995, p. 327-339, spécial. p. 330. 6 Contra J. Bottéro, Epopée, p. 165 note 1, pour qui le voile de Siduri est le signe de sa condition d'épouse.  238 SOPHIE DÉMARE-LAFONT Un rapide survol des sources montre que levoile n'a pas en soi de valeur juridique: il relève des mœurs rurales ou urbaines, et de l'autorité domestique du chef de famille. Les témoignages, rares dans le domaine du droit sont plus nombreux dans la documentation lit téraire ou épistolaire.lls proviennent pour l'essentiel des régions de l'ouest et remontentau ne millénaire av. J.-C. L'absence notable d'iconographie tient au peu de représentations de la vie quotidienne des femmes, sujet sans doute trop banal pour inspirer les artistes méso- potamiens. Même s'il arrivait aux hommes de se couvrir le visage, par exemple en voyage ou dans des circonstances cultuellesS, le voile reste étroitement associé à l'univers féminin, ce que confirme un bref aperçu lexicographique. Le monde assyrien utilise de préférence le terme pusummu/p~unnu, dérivé d'un verbe pasânu « voiler ». D'autres mots sont plus répandus dans les régions de l'ouest et en Babylonie: katâmu ( cOllvrir, voiler» et kullulu « couronner, voiler », ont donné respectivement kutummu et kullulu désignant le voile, auquel s'apparente aussi sans doute le mot kallatu « iancée, belle-fille »9. L'hébreu connaît deux substantifs, ~âip et ~ammâ, décrivant la pièce de tissu qui entoure ou couvre levisa ge 10 • On aimerait pouvoir relier ces substantifs à une forme, une matière ou une façon de porter le voile, mais les sources donnent rarement ces détails -eoncrets. Certaines expres sions suggèrent l'opacité du tissu; ainsi Gilgames s'exclamant devant Enkidu défunt: « Mon ami a voilé sa face comme une jeune fiancée», évoque-t-il par une métaphore les traits deve- nus sombresdeson ami ll . Un hymne assyrien compare également la nuit à une « fiancéevoilée» (kallatu kuttumtu) sur laquelle onne peut porter les yeux 12 • Accessoire féminin austère ou voyant,opaque ou transparent, médiocre ou raffiné, levoile s'adapte finalement à outes les catégories de femmes mais s'enracine principalement 7 On retrouve la même diversité aujourd'hui dans les multiples façons de porter le hidjab: la burqa ou le tcltador ne portent pasle même message que les foulards brodés ou les bandanas. 8 Voir les exemples répertoriés dans le CAD yO katâmu, p. 299, la, b2'. 9 TI n'est pas sûr que l'expression qaqqada ~ru, « comprimer la tête», attestée dans un contrat d'Emar (D. Arnaud, « La Syrie du Moyen Euphrate sous le protectorat hittite: contrats de droit privé », AuOr 5, 1987, p. 211-241, spécial. p. 233 n° 13,1. 9 [(l) qJ a-qa-dci li-~-bi-ir-m~ fasse allusion au voile dont se coiffe la femme mariée. Le contexte cassé et l'absence de parallèles pour cette expression incitent à la pruden- ce. 10 D'autres termes sont cités dans leDictionnaire de la Bible, yO Voile, pour des emplois métapho riques. 11 Gilg. vm ü: 17 iktumma ibn kîma kallati panû [su1. La traduction de J. Bottéro, L'épopée de Gilgamesh, Paris, 1992, p. 152, « Alors), comme à une jeune épousée, il voila ne visage] de (son) ami! », suggère l'amitié homosexuelle entre les deux hommes plutôtqu'un rite funériare. 12 E. Ebeling, Keilschrifttexte aus Assur religiOsen [Malts voL l, WVDOG 28, 1919,n° 94: 4;6, mu-si tu kal-la- {tu kut-tùm-tul, kal-La-tu kut-tùm-tu dgu-la, ~ mi-ma la u-~-bu igi-dus « La nuit, l'épousée voi lée; l'épousée voilée est Gula parce qu'elle n'est visible de personne même de loin ».  LE VOILE DANS LA CULTURE JURIDIQUE DU PROCHE-ORIENT ANCIEN 239 dans la sphère matrimoniale. C'est précisément sur ce terrain de la symbolique du mariage que porteral'enquête qui suit, articulée autour de deux actes: poser et porter le voile. I. Poser le voile Depuis l'étude pionnière de G.R. Driver et J.-C. Miles sur le Code de Hammurabi 13 , on sait que le processus matrimonial s'étale sur une certaine durée et se décompose en deux phases: la première, dite du mariage commencé, s'ouvre avec l'accord des deux familles sur l'union future de leurs enfants, scellé par le versement d'une somme d'argent du fiancé à son beau-père; à partir de ce moment, la jeune fille est considérée comme une épouse vis-à vis des tiers, mais reste encoresous l'autorité de son père. Le transfert des pouvoirs à l'époux réalise la seconde phase du mariage, qui devient alors juridiquement parfait. Ce schéma correspond à un standard babylonien utilisé pour les premières noces, et n'est pas obligatoire. TI permet d'allier deux familles dont les enfants respectifs sont encore trop jeunes pour vivre ensemble. Les sources akkadiennes les désignent comme {( mari » (mutu) et « emme » (aSsatu) ou « fiancée, belle-fille » (kallatu). La traduction « fiancée » prête à confusion dans notre terminologiemoderne, puisque les fiançailles n'ontpas de valeur juri dique en droit français, mais elle perdure cependant pour conserver la distinction avec le mot aSsatu « épouse ». Un sens plus approprié serait « épousée »14, qui rend compte des emplois poétiques du mot et de ~ conclusion récente de l'engagement. La kallatu est proprement celle qui est voilée, comme le montrent d'une part l'étymolo gie dérivée du verbe kullulu, {( couronner, omer, voiler» etd'autre part l'équivalence lexi cale fournie par une liste compilée au milieu du ne millénaire à partir de sources anté rieures 15 : kallatu y est synonyme de pussumtu « celle qui est est voilée». C'est encore ce même terme qui est utilisé à propos de la mort d'Enkidu et dans le rituel d'Emar (xnr s. av. J.-C.)pour l'installation de laprêtresse-entu dans le temple de Ba'al 16 , très inspiré des pra tiques matrimoniales: la prêtresse « sort de la maison et on couvre sa tête comme une fian cée avec une écharpe bariolée provenant de la maison de son père »; elle est escortée par deux dames d'honneur qui s'occupentd'elle cc comme une fiancée» et on lui remet un lit et des meubles pour la chambre qu'elle occupera dans le temple. 13 G.R. Driver et J.-C. Miles, The Babylonian Laws, vol. 1, Oxford, 1952, p. 245ss. Voir depuis l'analy se de R. Westbrook, Old &bylonian Marriage Law, AfO &iheft 23, 1988. 14 Cf. pour Mari les remarques de J -M. Durand, Les documents épistolaires du palais de Mari (ci-après Documents) vol. 1, LAPO 16,1997, p. 514 note a). 15 A Draflkom Kilmer, « The First Tablet of malku = Ja"U together with its Explicit Version », JAOS 83,1963, p. 421-446, spécial. p.427, 1. 174,pu-us-su-um-tU = min (=kal-la-tu). 16 Texte composité édité par D. Arnaud, Recherches au pays d&tata Emar VI.3, Textes sumériens et accadiens, Paris, 1986, n° 369, Il. 63-64 p. 328 et 333; cf. aussi D. Fleming, The Installation of Baal's High Priestess al Emar, HSS 42, 1992, p. 23-26 et 56-57, Il. 60-75.