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  SOMMAIRE | Espace de Libertés 389 | septembre 2010 3 ÉDITORIAL ÉDITORIAL   3 Réhabiliter la culture laïque — Pierre Galand ENTRETIENS 14   Pour une méthode éthique universelle —   L'entretien de Frédéric Soumoisavec Axel Kahn 17   La Russie remusclée de Poutine —   L'entretien de Pascal Martin avecHélène Carrère d'Encausse 19 BRÈVESÉDUCATION 20 Inscriptions - La boîte noire à fonctionné — Frédéric Soumois ÉPOQUE 21 Le confédéralisme ou la leçon de Humpty Dumpty — Olivier Starquit 23   La lutte contre le sida est à un tournant — Frédéric Soumois 25   (Whistle)blowing in the wind... — Olivier Singedau RÉFLEXIONS 27 Religion et intégrisme — Patrice Dartevelle 28 Semprún l'Européen —   Henri Deleersnijder 29   Une nouvelle étape pour Espace de Libertés   —   Patrice Dartevelle CULTURE 30   Chefs d'œuvre?    — Ben Durant 32 Commerce et religion sur la route de la soie — Christian Jade 33 AGENDADOSSIER i, ï... rg  5   Il y a 140 ans: point de départ de l'époque libérale — Nicoletta Casano 7 Du fascisme à la République — Dario Carta 9 Recléricalisation? Oui, mais... — Vera Pegna 11 L'Italie des laboratoires — Hugues Le Paige 13 Un arrêt très attendu — Pierre Arnaud Perrouty est édité par le Centre d’Action Laïque,asbl et ses Régionales du Brabantwallon, de Bruxelles, Charleroi, Liège,Luxembourg, Namur et Picardie. abm: 11 numérosBelgique: 20€, Étranger: 32€par virement au compten°210-0624799-74 du CAL.TVA: BE (0) 409 110 069Centre d’Action Laïque:Campus de la Plaine ULB, CP236,avenueArnaudFraiteur, 1050Bruxelles.Tél.02/627.68.68 -Téléfax 02/627.68.091E-mail: [email protected] Réhabiliter la culturelaïque PIERRE GALAND Président du Centre d’Action Laïque Lorsque des pans entiers du «vivre ensemble», jusque-làconsidérés comme profanes, sont décrétés «mécréants»par des religieux et ce, particulièrement dans les domainesculturel et éthique, c’est alors que tout dialogue est renducaduc. L’interculturalité se délite et surnage une sorted’intercultualité, compromis de revendications religieuses,identitaires, communautaristes, voire claniques.Il s’agit d’une fragmentation et d’une fragilisation de lamanière de concevoir et d’organiser le «vivre ensemble»au sein de la société. Le rôle fédérateur que jouait jusque-là la culture est alors laissé à d’autres acteurs tels lasphère marchande et les grandes multinationales desmédias commerciaux. Ceux-ci s’ingénient à imposer uneculture de substitution par l’imposition d’autres référentséthiques et artistiques. Grâce à des moyens importants,ils peuvent créer l’événement, le produit culturel, voiremême différents sous-produits cultuels (par exemple, lestélévangélistes). Ils créent le produit mais ils en contrôlentaussi la diffusion et l’accompagnent du manuel des com-portements admis par leurs promoteurs et les intermé-diaires en charge de les décliner ou adapter localement.Cette réalité s’impose à toutes nos sociétés dont l’évolution,à des degrés divers, est soumise aux impératifs de globalisa-tion. Il s’agit en fait d’appliquer les techniques du fast foodtant à la culture qu’aux cultes. C’est paradoxalement dansce même contexte que s’est développée la sécularisation denos sociétés et que l’on assiste à une sorte de mondialisationde la sécularisation du monde profane. Ce phénomène estamplifié par les moyens de communication, dont internet.Les efforts déployés, avec des moyens considérables, par lesreligions monothéistes pour récupérer des parts du mar-ché du cultuel aboutissent dès lors à ce que des individusadoptent un mélange de conformisme religieux dans leurscomportements en public et de curiosité et d’interrogationtrès profanes dans l’espace privé. Il convient d’être attentif au risque de voir les institutions religieuses, grâce aux res-sources occultes dont elles disposent, amplifier leur proprestratégie de communication et de recrutement aux fins desauvegarder —voire d’étendre— leur capacité d’interventiondans la sphère publique. L’objectif étant d’y jouer de leurinfluence pour dicter la norme éthique dans les domainespolitique, social et culturel.Par conséquent, l’évolution vers la sécularisation de nossociétés n’est en soi ni un progrès, ni une étape versleur laïcisation. Il y a lieu d’éviter une double erreur: lapremière consisterait à ignorer la longue histoire desreligions. Celles-ci savent fort bien comment assouplirla norme religieuse pour la rendre compatible avec unevague de sécularisation. Dans le même temps, elles met-tront en place des contre-feux sous la forme de groupesintégristes en charge d’assurer la maintenance et leursaptitudes de prégnance sur la société. À titre d’exemple,citons l’Opus Dei au sein du catholicisme, le pentecôtismeau sein du protestantisme, le salafisme au sein de l’islamet les courants juifs ultra-orthodoxes. La seconde erreurconsisterait à accepter une confusion entre sécularisa-tion et laïcité. La sécularisation participe, certes, d’uneautonomisation de l’individu mais elle n’est pas en elle-même un principe d’émancipation. La sécularisation n’apas d’objectif précis en matière de séparation Églises-État.Elle n’est pas sui generis  facteur de démocratisation denos sociétés comme le furent de grands mouvements telsle mouvement ouvrier (y compris chrétien), le mouvementféministe, etc. Elle ne promeut aucune éthique alternativeà celle des religieux et à leurs normes.En revanche, la laïcité a vocation à créer un supplémentde conscience politique et de citoyenneté pour élaborersans cesse de nouveaux projets émancipateurs pour l’hu-manité. Je peux comprendre que certains laïques, pourattirer vers leur projet les «sécularisés», veuillent réduire lavoilure de la laïcité à la belge à la seule revendication de laséparation des Églises et de l’État. Je crains que, calquantainsi le modèle français, ils ne réduisent les ambitions dela laïcité philosophique qui se revendique des Lumièreset se fonde sur une conception éthique élevée en mili-tant tant pour le «vivre ensemble» que pour le progrèsde l’humanité. Cette laïcité qui prend en compte tant lesrapports sociaux que politiques doit réhabiliter la culturelaïque et se réapproprier des moyens de revendication etde combat qui soient lisibles et auxquels toutes et touspeuvent s’identifier. Les grands chantiers de la laïcitén’auront de chance d’aboutir que s’ils sont en phase avecles aspirations des populations à une existence plus digne,conforme à leurs exigences de bien-être et de recherchede sens de l’existence. Pour cela aussi, les laïques doiventêtre capables de mobiliser les individus en tant qu’acteursde ces aspirations. La laïcité dans ses aspects tant poli-tiques que philosophiques peut alors se présenter commeune communauté d’intérêts largement ouverte à toutesles citoyennes et à tous les citoyens.  112023 rédacton,admnstatontpblcté:   dct: Patrice Dartevelle, édactcnchf: Michèle Michiels, scétadédacton: Nicole Nottet †, podcton,admnstatontpblcté: Fabienne Sergoynne, conogaph: Michèle Michiels, comtédédacton: Patrice Dartevelle, Xavier De Schutter, Julien Dohet, Jérôme Jamin, Yves Kengen,André Koeckelenbergh, Yolande Mendes da Costa, Jacques Rifflet, Johannès Robyn, Frédéric Soumois. Fondat: Jean Schouters, docmntaton: Anne Cugnon. impsson : Kliemo.ISSN0775-2768Membre de l’Associationdes Revues Scientifiques et Culturelles (ARSC).Avec le soutien de l’Administration générale de l’Enseignement et de la Recherche scientifique - Service général desAffaires générales, de la Recherche en Éducation et du Pilotage interréseaux - Ministère de la Communauté française.Conformément à la loi du 8 décembre 1992 en matière de protection de la vie privée, le Centre d’Action Laïque est maîtredu fichier d’adresses qu’il utilise. 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ESPaCE dE LIBERtÉS A CHOISI DE CÉLÉBRER LE 140 e ANNIVERSAIREDE LA FIN DES ÉTATS PONTIFICAUX LE 20 SEPTEMBRE 1870 ET DEMONTRER LES COMBATS DES LAÏQUES CONTRE UNE ÉGLISE QUIEST DEPUIS LORS « EN RECONQUÊTE».  dossier italie,laÏcité...   et ReliGion il Y a140 ans: point DeDépaRt De l’époque libéRale niCoLetta CaSano Doctorante CIERL-ULB et Università della Tuscia Au début du mois de septembre 1870, le pape Pie IX perdl’appui des troupes franaises à Rome qui rentrent enFrance à la suite de la défaite de Sedan qu’elles viennentde subir face aux Allemands. Le 18 septembre 1870, leGénéral italien Cadorna reoit l’ordre d’en finir et des’emparer de Rome par la force. Le 20 septembre, Romedevient italienne et c’est là que débute la longue périodeoù le pape se prétend «prisonnier du Vatican», qui setermine (voir l’article de D. Carta en pages 7-8) seule-ment en 1929 avec les accords du Latran entre Musso-lini et le pape. C’est dans la premire moitié de cettepériode de soixante ans que l’Italie a vécu son «époquelibérale», caractérisée par une forte prédominance desidées et des forces laïques. L’ d l’il Aprs trois décennies de luttes pour son indépendanceface à diverses dominations étrangres, le royaumed’Italie est né grâce à la libération du sud de la pénin-sule par Giuseppe Garibaldi et son expédition des Milleen mai 1860.Le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II devient roi du nou-veau royaume d’Italie à qui il manque cependant Romeet Venise, la premire appartenant au Vatican et la deu-xime aux Habsbourg. Garibaldi a beaucoup uvré pourque ces villes fassent partie du royaume d’Italie 1 . Pourprix de son patriotisme actif, il reoit de l’aide des so-ciétés ouvrires et des cercles maonniques. En effet,il ne faut pas oublier que Garibaldi est franc-maon etviolemment anticlérical 2 .Venise étant libérée en 1866, Garibaldi veut l’annexion deRome à l’Italie, non seulement par nationalisme, maisaussi par le désir de lutter contre le pouvoir temporel del’Église et pour «régénérer» le peuple italien. Mais enraison des accords entre l’Italie et la France, prévoyantla protection de la ville papale par l’armée franaise, iln’a pu terminer sa mission et lorsque la France est dé-faite, Garibaldi s’est déjà retiré à Caprera. L’ffm  l’éls  l’é l Rome devient capitale de l’Italie en 1871 et le 20 sep-tembre, date à laquelle l’armée italienne est entrée dansla ville papale, est proclamé fête nationale 3 . L’État ita-lien rgle ses rapports avec le Vatican en lui accordantles «lois des garanties» la même année. Le pape Pie IXs’oppose vigoureusement à la naissance du nouvel Étatet invite la population catholique à s’abstenir de parti-ciper à la vie politique de l’État qu’il considre commel’usurpateur de son pouvoir. En 1874 cette invitation de-vient une véritable interdiction résumée dans la formule non epei , «il n’est pas opportun».Entre le pape et la population italienne va donc s’instaurerun rapport difficile qui se manifeste dans toute son hostilitélorsque la nuit du 12 au 13 juillet 1881, uncortge funbre tente d’amener le corpsde Pie IX du Vatican au Verno, le cimetirede Rome. Le transport a été autorisé, etl’autorité religieuse prend beaucoup deprécautions afin d’éviter des incidents. Ar-rivé au Pont Saint-Ange, le cortge est at-taqué par une foule qui crie: « dns le levele ppe cochon, vive l’Ilie, vive Gribli, àmor le ppe, à mor les prêres! ». À cesmots s’ajoutent aussi des jets de pierres etla pression de ceux qui veulent jeter la dépouille à terre oudans le Tibre. La «cérémonie» se termine à trois heurestrente du matin, et les jours suivants, l’ensemble du mondepolitique italien regrette officiellement ce qui s’est passé.De cette initiative naissent les Cercles anticléricaux et lemot «anticlérical» entre pleinement dans le vocabulairequotidien italien.En Italie, il n’y a pas eu d’affaire Dreyfus et l’anticlérica-lisme aprs la prise de Rome se manifeste surtout auplan des principes des partis politiques fidles à l’affirma-tion chre à Cavour: « ne Église libre ns n É libre ».L’impression qu’on en retire est celle d’un « Risorgimeno trahi» car si on a enfermé l’Église dans son petit État duVatican, on n’a pas su lui enlever son pouvoir d’ingérencedans la société civile. Ls ps hsls à l rm ppl s'ffm En 1876, Agostino Depretis devient président du gouver-nement, ouvrant une période de vingt ans dominée par la Sinisr Soric , littéralement «gauche historique» pour ladistinguer de la gauche qui s’affirme au XX e siècle. Dans lesprincipes, la Sinisr Soric a été libérale-progressiste et afait référence aux idées de Garibaldi et Mazzini, mais dans laréalité elle a pratiqué une politique d’équilibre avec la droiteconservatrice. Cette ligne de conduite a été maintenue etpresque institutionnalisée par Giovanni Giolitti qui a été à 1 Rosario F. Esposito, La massone-ria e l’Italia dal 1800 ai nostri gior-ni , Roma, Edizioni Paoline, 1979pp.116-117 2 Garibaldi a été initié à Montevideoen 1844 dans la loge irrégulière  Asilede la Vertu et est passé la même an-née dans la loge Les Amis de la Pa-trie de l’obédience du Grand Orientde France . Après la conquête dela capitale sicilienne, il entre dansla Franc-maçonnerie de Palerme jusqu’à en devenir Grand Maître.En 1864, il devient Grand Maître duGrand Orient d’Italie et par la suite ila été nommé à titre perpétuel «pre-mier franc-maçon italien». 3 La fête du 20 septembre a étésupprimée à partir de 1930, an-née qui suit les accords du Latran(11/02/1929). En lieu et place, ladictature fasciste a célébré ceux-cile 11 février. c’st au déBut duxx e siècl qu’n itali,suivant l’xmpld la franc,l’anticléricalism ntrdans ls programmspolitiqus.  dossier 6 | Espace de Libertés 389 | septembre 2010 7 dossier | Espace de Libertés 389 | septembre 2010  plusieurs reprises président du conseil du royaume d’Italiede 1892 à 1921, au point qu’on parle de cette période commede l’«ère giolittienne».   C’est à cette époque que les partis hostiles à la Rome pa-pale se sont affirmés, à savoir les partis socialiste, radical etrépublicain, généralement appelés les partis «populaires».Parmi ces trois partis, le socialiste est le premier à s’efforcerd'affaiblir le monopole dogmatique du catholicisme, surtouten raison des attaques contre le socialisme contenues dansl’encyclique Rerm Novrm (1891). Au niveau populaire, lesocialisme assure représenter la vrai morale chrétienneprimitive, basée sur le concept que la «vraie» révolution so-ciale a été entamée par le Christ, indépendamment de lasuperstructure élaborée ensuite par l’Église. C’est finalement au début du XX e siècle qu’en Italie, sui-vant l’exemple de la France, l’anticléricalisme entre dansles programmes politiques, lorsqu’on entame au niveauparlementaire la discussion sur des sujets d’émancipationlaïques de la société, à savoir le divorce et l’enseignement.La campagne pour le vote de la loi sur le divorce s’étendtout au long de la période comprise entre 1901 et 1904 etle parti républicain l’évoque à raison comme la premièreagitation concrète pour affirmer un véritable État laïque.En dépit de cela, cette bataille manque d’un sens pratiquesusceptible de toucher l’ensemble de la population. Aucontraire, la laïcisation de l’enseignement à entreprendreà tous niveaux demeure l’unique possibilité de concrétiserl’affirmation d’une morale laïque.La section italienne de la Fédération internationale de laLibre Pensée, fondée en fin 1902 par le franc-maçon Ar-cangelo Ghisleri, contribue aussi à soutenir l’idée d’unenécessaire action concrète laïque qui, en principe se pré-sente comme le point de convergence des partis politiquesimpliqués. Après une entente initiale, le plan de Ghisleri esten crise. En effet, il y a une certaine hostilité du parti socia-liste à se mélanger à la bourgeoisie maçonnique de la librepensée. La division est évidente lorsqu’au cours du moisde septembre 1904 ont lieu en Italie la grève générale et leCongrès international de la libre pensée à Rome.Mais 1904 est aussi l’année de la visite du président fran-çais Loubet, qui fut ministre de la France de Combes etJaurès, ennemis jurés du pape, décrite par le quotidien IlSecolo comme une «deuxième brèche de la Porta Pia», etdu retrait partiel du non expedi pour les élections locales etprovinciales. Les cléricaux entrent aussi pour la premièrefois dans la politique italienne. Ils ne s’organisent pas en-core en parti, mais font front commun avec les modérés.Par conséquent, les «partis populaires» sont obligés de serassembler pour s’y opposer.Malgré de considérables inimitiés et difficultés, les partispopulaires commencent à se présenter unis à partir de1907 pour les élections locales et provinciales, jusqu’à laformation d’une vraie coalition nommée Blocchi Popolri  .La franc-maçonnerie va jouer le rôle de «ciment idéolo-gique» 4 de ce groupe et la formule va atteindre son sommetà Rome, dont le maire, de 1907 à 1913, est Ernesto Nathan,ex Grand Maître du Grand Orient d’Italie 5 .La naissance du nationalisme, la guerre de Lybie et le pre-mier conflit mondial ont détourné l’attention de la théma-tique anticléricale qui ne reviendra plus jamais en Italieavec la même intensité.  4 En italien: «collante ideologico».Expression formulée par FulvioConti (1999). 5 Fulvio Conti, Storia   della Masso-neria Italiana dal Risorgimento alFascismo , il Mulino, Bologna, 2003,pp.179-181. Du fascisme à laRépublique Dario Carta Doctorant à l’Université de Bergame Aprs la Premire Guerre mondiale, le désaccord entre leSaint-Sige et l’État italien est apparu dépassé dans plu-sieurs domaines, idéologiques et politiques. Le problme juridique n’était pas pour autant résolu. Le Vatican consi-dérait la Loi es Grnies , accordée au pape par l’État ita-lien en 1871, comme inacceptable pour le caractre unila-téral de ses dispositions et parce qu’elle ne reconnaissaitpas au pape une souveraineté authentique. Par ailleursle gouvernement italien continuait à considérer cette loicomme intangible. La situation, aprs l’échec de pre-mires négociations en 1919, se débloqua en 1926, quands’établirent les premiers contacts secrets entre Mussoliniet le Vatican. Désormais les deux acteurs considéraientcomme possible, avec des raisons différentes, une solu-tion juridique du conflit. Des deux pouvoirs, celui qui avaitchangé le plus était le fasciste: « l’niclériclisme vi ééblyé e le scisme s’en gloriii» 1 . Ds 1924, Mussolini,conscient de la nécessité de se rapprocher de l’Église,que ce soit pour élargir la base soutenant le régime, soitpour la contrôler, entama des actions en cette direction:réintroduction des crucifix dans les écoles, suppressionde la franc-maonnerie, politique scolaire plus favorableà l’Église, éloignement de l’enseignement de Buonaiuti.Mais il s’agissait d’une ligne de politique incohérente,dictée davantage par les contingences de la situation quepar un dessin stratégique précis. Mssl: «L’homme envoyé par la Providence » 2 Ce n’est que depuis août 1926 —début des négociationsentre le Saint Sige et le fascisme, qui se prolongrent jusqu’en février 1929— que la politique fasciste prit unedirection précise, qui aboutira le 11 février 1929 à la si-gnature des Accords du Latran entre Mussolini, «l’anti-clérical, plusieurs fois condamné par l’Église commehérétique et blasphémateur public» 3 , et le cardinal Gas-parri. Il s’agissait d’un Traité, d’une Convention financireet d’un Concordat. Le Traité reconnaissait officiellementla Cité du Vatican et sa souveraineté, mais surtout la re-ligion catholique devenait la seule religion de l’État 4 ; laconvention financire accordait au Vatican une impor-tante indemnité et le Concordat reconnaissait à l’Égliseun nombre important d’avantages et de prérogatives.Bien qu’au cours des années suivantes les rapportsentre les deux institutions furent empreints de tensions,le Concordat garantit au régime fasciste l’appui cléricalnécessaire pour étendre son influence dans le milieu po-pulaire, où sa pénétration n’avait pas encore été achevée.Le plébiscite du 24 mars 1929, qui s’avéra favorable au ré-gime, montra que sa zone de consentement s’était consi-dérablement étendue, surtout grâce à l’appui du clergé. Ps  v ps  mss La ratification des accords, saluée par la propagandefasciste comme une grande victoire de Mussolini, eut laconséquence de lui procurer un large consensus dansl’opinion publique italienne et du prestige à l’étranger,en faisant oublier dans quelle mesure cette solution àla question romaine avait déjà été amorcée par les gou-vernements précédents. Toutefois, en Italie, quelquesvoix d’opposition se levrent. Benedetto Croce, au Sénat,critiqua vertement la reddition sans conditions de l’Étatlaïque: «  À côé o en ce es hommes i esimen ePris v bien ne messe, il y en  ’res por leselsécoer o non ne messe v bien pls e Pris, prcee c’es ne ire e conscience » 5 . À l’étranger, lesréfugiés antifascistes eurent des réactions violemmenthostiles. L’un des plus éminents, Salvemini, déclara «[...]  je crois ’il [le Concor] ne evri ps reser en viger n sel jor e pls. […] Nos, i volons l in e che privilège religie, emnons l’brogion  concor el révision es lois concorires, e mnière à insier enIlie l séprion complèe enre l’Église e l’É » 6 . To-gliatti en exil dénona aussi la signature des Accords duLatran comme la preuve de l’alliance entre l’Église et lefascisme 7 .À la chute de Mussolini, en juillet 1943, les discussionssur la «conciliation» entre l’Église et l’État reprirent. Lespartis laïques, qui avaient plusieurs fois exprimé leurscritiques sur le Concordat, en demandaient l’abolition,mais avec des manires et des tons différents. Au len-demain de la Libération, malgré quelques polémiques ducôté libéral, la position des antifascistes avait changé. Lespartis de gauche, et davantage les communistes que lessocialistes, se montraient plutôt réservés et réticents surle sujet. Il est vrai que les conditions politiques n'étaientplus les mêmes qu'en 1943. Les nouveaux rapports deforce dans la société italienne 8 étaient caractérisés parla centralité du monde catholique, politiquement repré-senté par la Démocratie chrétienne (DC) avec toutes sesramifications, et par le rôle toujours plus important quel’Église était en train d’assumer. Celle-ci montra claire-ment qu’elle n’entendait pas renoncer aux privilges juri-diques et à la position hégémonique et privilégiée qu’elleavait acquis à l’intérieur de la société italienne 9 . 1 E. Santarelli, Storia del fascismo, Vol. II, La dittatura capitalistica ,Roma 1973, p. 152. 2 Selon la définition de Mussolinidonnée par Pie XI le 14 février 1929lors d’un discours aux professeurset aux élèves de l’Université Ca-tholique de Milan. Cf. G. Candeloro, Storia dell’Italia moderna , Vol. IX, Il fascismo e le sue guerre , Milano1981, p. 246. 3 E. Rossi, «Una data infausta»,dans Il Mondo du 24 février 1959. 4 À ce propos l’article 1 du Traitéaffirmait: «[…] la religion catholique,apostolique et romaine est la seulereligion de l’État ». 5 Cf. B. Croce, La conciliazione e la politica ecclesiastica , Roma 1929. 6 G. Salvemini, Intervista sui Patti delLaterano , dans Opere , Vol. II, Scrittidi storia moderna e contemporanea ,Tome 3, Stato e Chiesa in Italia , Mi-lano 1969. 7 P. Togliatti, «Fine della “questioneromana”», dans Lo Stato Operaio ,février 1929. 8 Ces rapports de force avaient clai-rement émergé lors d’élections del’Assemblée Constituante du 2 juin1946: la DC, avec 35,3% des voit,était le parti le plus puissante. Lessocialistes avaient obtenu 20,7% etles communistes 19%. 9 Sur l’influence dans la sociétéitalienne de l’Église de Pie XII, voirG. Miccoli, La Chiesa di Pio XII nellasocietà italiana del dopoguerra , dans Storia d’Italia Einaudi , Vol. I, La cos-truzione della democrazia , Torino1994, p. 535-613. Selon Miccoli, lavolonté de l’Église de conserver saposition hégémonique dans la so-ciété italienne est le fil rouge quiguide toute la politique vaticane dela chute du fascisme à la recons-truction de l’après-guerre.    ©   M   o   m   e   n   t  u   m   -   F   o   t   o   l   i   a .   c   o   m  dossier 8 | Espace de Libertés 389 | septembre 2010 9 dossier | Espace de Libertés 389 | septembre 2010  Pour ce qui est du Parti communiste (PCI), il faut traiterséparément les raisons qui l’ont amené en 1947 à soutenirdans la Constitution républicaine l’art. 5 10 , qui réglait lesrapports entre État et Église. Son secrétaire général, To-gliatti, rentré en Italie depuis mars 1944, est conscient quele monde catholique par son enracinement et la puissancede ses ramifications est le seul qui puisse s’opposer à unefuture hégémonie communiste sur la société italienne.Il estimait pour cette raison nécessaire de s’allier avecla DC 11 . Cette stratégie, inaugurée ds 1944, imposait demettre fin à l’anticléricalisme et à la propagande athée quicirculaient encore au sein du PCI 12 . Ainsi, au début de 1946,au 5 e congrs du PCI, Togliatti fixa la stratégie communisteen établissant qu’il acceptait les Accords du Latran. Enoutre, Longo, qui sera son successeur, proposa d’adopterla déclaration suivante: «[…] le Pri commnise n’es psn pri hée, prce ’il ccepe ns ses rngs es ièlese n’impore elle religion; l’hésion  Pri commnisen’implie ps l’ccepion es ocrines philosophies mérilisme, l’niclériclisme  ojors éé conmné pr le Pri commnise e il l’es encore jor’hi  » 13 . C’estlà l’attitude du PCI pendant les travaux de rédaction de laCharte constitutionnelle de la République italienne, élabo-rée entre juillet 1946 et février 1947 par la sous-Commis-sion  hoc de l’Assemblée constituante. Ls jx s fs À partir du 4 mars 1947, on commence à discuter à l’As-semblée constituante du projet de Constitution. Le pointsur lequel il y a eu le plus de confrontations était juste-ment celui concernant l’art. 5: le nud politique du pro-blme était la réintroduction des Accords du Latran dansle nouveau systme politique. Le 11 mars 1947, Togliatti,qui avait contribué à la rédaction de l’article, défendit le«compromis» auquel on était arrivé 14 et le 25 mars, le jour du vote, il déclara à la surprise de ses alliés laïquesdégoûtés, qui le définirent comme une volte-face com-muniste: « Nos sommes convincs, von l’ricle i es présené ici, ’ccomplir nore evoir envers l clsse o-vrière e les clsses rvilleses, envers le peple ilien,envers l émocrie e envers l Répblie, envers nore prie! » 15 . Les jeux étaient faits: l’article avait été approu-vé et on ne pouvait plus rien faire pour le modifier. Au len-demain du vote il y eut de nombreuses réactions du côtélaïque. La revue Il Pone consacra plusieurs articles auproblme. Et dans les années suivantes les polémiquesautour du sans-gêne clérical, menées par des associa-tions et des revues laïques, comme Belgor  , Il Pone et IlMono , ne manqurent pas.Avec l’introduction des Accords du Latran dans la Consti-tution, en opposition avec ses autres dispositions consti-tutionnelles, l’Italie devenait de fait un état confessionnel:le catholicisme était la religion officielle et l’éducationreligieuse devenait obligatoire dans les écoles. Le pro-blme des relations entre l’Église et l’État fut donc juri-diquement résolu à travers une «constitutionnalisation»des accords de 1929; mais avec des effets plus graves quece qui s’était passé auparavant. En effet, si en 1929 lesprivilges qu’on avait accordés à l’Église ont pu avoir àcertains moments un effet de contrepoids au caractretotalitaire de l’État, en 1947, en revanche, ils acquéraientune force considérable en déterminant une situation ex-trêmement favorable à l’Église catholique et à son pou-voir de conditionnement et de contrôle de la vie publiqueitalienne.L’insertion des Accords du Latran dans la nouvelle Consti-tution se révéla, dans les années qui suivirent, une armeconsidérable dans les mains de la DC pour affirmer unevision intégriste et fondamentalement théocratique del’État italien 16 .Ce n’est qu’en 1965 seulement que le débat sur la ré-vision du Concordat reprit au Parlement (et de manireorganique en 1967), sans cependant aboutir à rien deconcret. Il faudra attendre le 18 février 1984 pour que,aprs une longue phase préparatoire débutée en 1976, etpendant laquelle il y eut bien sept ébauches de révision,soient signés les nouveaux accords, ouvrant un tout petitpeu l’Italie au pluralisme religieux.  10 L’article, qui dans la rédactionfinale de la Constitution deviendral’art. 7, proclamait: « L’État et l’Églisecatholique sont, chacun dans son propre ordre, indépendants et souve-rains. Leurs rapports sont réglés par les Accords du Latran. Les modifica-tions des Accords, acceptées par lesdeux parties, n’exigent pas de procé-der à une révision constitutionnelle ». 11 De Gasperi, secrétaires de laDC, répondit aux avances commu-nistes de manière fuyante, sansprendre une position nette et claire.Il importe en outre de rappelerque De Gasperi, au contraire de lahiérarchie ecclésiastique, ne vou-lait pas d’affrontement direct avecTogliatti. Cf. P. Spriano, Storia delPartito comunista italiano, Vol. V., LaResistenza. Togliatti e il partito nuovo ,Torino 1975, pp. 392-398. 12 En juillet 1944 à Rome Togliattiavait déclaré: « nous aspirons à l’uni-té d’action avec les masses catholiqueet nous sommes disposés à discuter avec les dirigeants du parti [la DC] les conditions de cette unité. C’est pour cela que nous avons déclaré,comme Parti Communiste […], quenous respectons la foi catholique, foitraditionnelle de la majorité du peupleitalien» . Cf. P. Togliatti, Opere , Vol. V., 1944-1955  , Roma 1974, p. 73. 13 Cf. Comunisti e cattolici. Stato eChiesa 1920-1974 , Sezione Centralescuole di partito del PCI, Roma1974, p. 27 et ss. 14 Togliatti pendant les travaux dela sous-commission Droits et devoirsdes citoyens observe une attitudeambiguë sur la question de l’intro-duction des Accords du Latran. Aucontraire, dans les séances de laCommission des 75, il défendit l’ar-ticle «avec des arguments qui parleur orthodoxie méritèrent la pleineapprobation de la Civiltà Cattolica »( Ndlr: revue catholique italiennede la Compagnie de Jésus). Cf. P.Calamandrei,  Art. 7: Storia quasi se-greta di una discussione e di un voto,  dans «Il Ponte», III, n. 5, mai 1947,p. 233-244. 15  Assemblea Costituente. Seduta dimartedì 25 marzo 1947  , dans La Cos-tituzione della Repubblica nei lavori preparatori della Assemblea Costi-tuente , Vol. I, Sedute dal 25 giugno1946 al 16 aprile 1947  , Roma 1970,p. 2466. 16 Cf. Ragionieri, La storia politica esociale cit., p. 2477. RecléRicalisation?oui, mais… Vera Pegna Ancienne représentante de la FHE auprs de l’OSCE Le 20 septembre 1870 les soldats italiens percent unebrche à Porta Pia et entrent à Rome. Le pape est confinédans les 0,44 km 2 du Vatican et c’est la fin du pouvoir tem-porel de l’Église catholique. Depuis, cette date est com-mémorée chaque année avec plus ou moins d’emphasesuivant la couleur politique —et la sujétion au Vatican— duparti qui gouverne la ville de Rome. En 2008, le maire de laville, Gianni Alemanno, membre du parti de Berlusconi etex-fasciste, confie au général Antonino Torre la tâche deprononcer le discours officiel. Celui-ci consacre ses proposaux mercenaires du pape Pie IX, en mentionnant nommé-ment leur mort, sans rien dire des soldats italiens tombéspour l’unité du pays. Aucun des représentants des partisde droite, de centre et de gauche qui s’expriment aprs legénéral n’éprouve le besoin de se démarquer du discoursofficiel. Le président de la République avait oublié d’en-voyer, comme de coutume, une couronne de fleurs. Lesassociations laïques demandrent, comme de coutume,de prendre la parole mais le refus des autorités fut net.Cet épisode est emblématique de ce que l’on appelle, unpeu hâtivement peut-être, la «recléricalisation» de l’Italiecar celle-ci ne touche qu’une partie de notre pays, l’Italieinstitutionnelle et publique, tandis que la population, elle,se sécularise à grands pas. Cette tendance est confirméepar Erobromère qui nous apprend que les Italiens fi-gurent parmi les peuples les plus sécularisés d’Europe:seuls 2% indiquent la religion parmi les valeurs les plusreprésentatives de l’Europe et 5% affirment que, pour eux-mêmes, la religion constitue une des valeurs personnellesles plus importantes.L’éloignement progressif des Italiens de la religion peut semesurer à l’aune de deux indicateurs. Le plus classique,quoique relativement fiable, est la fréquence des fidles àla messe. 30% de la population déclare aller à la messetous les dimanches et 20% au moins une fois par mois.En réalité, les comptages ponctuels révlent que seule-ment la moitié de ceux-ci sont des pratiquants assidus.Par contre, la mesure du respect des sacrements et despréceptes montre bien l’étendue du pro-cessus de sécularisation. Dans plusieursvilles, dont Milan, les mariages civils dé-passent les mariages religieux (Bolzanoest championne avec 78,9% de mariagescivils) et le nombre de baptêmes ne faitque diminuer. Sur certaines libertés fon-damentales, l’écart avec les positionsprônées par l’Église est frappant: 86%des Italiens sont favorables à l’euthana-sie quoiqu’à certaines conditions, et 80%sont favorables à la fécondation assistée.L’usage des contraceptifs, des préservatifsà la pilule du lendemain, est pratiquementgénéralisé en dépit du martellement des leaders catho-liques, pape en tête, qui enjoignent de limiter l’acte sexuelà la procréation. L’llc sld d ô  d l’l Et pourtant le processus de recléricalisation va bon train.L’alliance entre le trône et l’autel est solide, surtout en cemoment où l’Église catholique est en perte, soit de fidèles,soit de candidats aux ordres et le Parti du Peuple de la Li-berté et en particulier son chef, Silvio Berlusconi, a besoind’une légitimation sur le plan de la morale ainsi que de va-leurs de référence à présenter à l’opinion publique. N’enayant pas, force est de les emprunter ailleurs, en l’occur-rence à l’Église catholique laquelle est bien aise d’y consen-tir, sachant qu’elle pourra compter sur un renvoi d’ascen-seur. C’est la quadrature du cercle. Un emprunt de cetteenvergure se paie moyennant des privilèges de tous genres,naturellement des transferts de deniers publics (environ 1milliard d’euros par an ne serait-ce que grâce au système * Qui veut en savoir plus peutcliquer sur les deux portailssuivants: http://www.religione-cattolica.rai.it et http://www.vaticano.rai.it hébergés sur lesite de RAI. Brlusconi a compris dpuislongtmps qu c nsont pas ls campagnsélctoralsqui changnt lsoptions d vot maisBin la transformationpatintds mntalités. La signature des Accords du Latran par Mussolini et le cardinal Gaspari en 1929.    ©   R .   V   i   o   l   l   e   t    /   A   F   P La Porta Pia à Rome: emblématique.    ©   T   h   e   P   i   c   t  u   r   e   D   e   s   k    /   A   F   P