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La Leçon De Rancière: Malaise Dans La Politique Ou On A Raison De Se Mésentendre

La leçon de Rancière: malaise dans la politique ou on a raison de se mésentendre

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  Intervention au colloque “Jacques Rancière et la philosophie au présent”Cerisy-la-Salle (20-24 mai 2005) La leçon de Rancière:Malaise dans la politique ou on a raison de se mésentendre   Bruno BosteelsCornell University L’étudiant perpétuel Jacques Rancière nous a-t-il une leçon à donner ? A première vue la réponse àcette question ne peut être que négative et la question même en résulte quelque peuincongrue. Toute l’œuvre de ce penseur ne mène-t-elle pas justement au point où il nousfaut rompre avec l’idée hiérarchique que présuppose le fait d’avoir une leçon à enseignerà quelqu’un d’autre? En commençant par  La leçon d’Althusser  , où il fait tomber un parun les habits neufs de son ancien maître, jusqu´à son commentaire impitoyable à proposde la  Leçon sur la leçon de Pierre Bourdieu à l’occasion de l’entrée de celui-ci au Collègede France, il semble en effet que toute la machine pédagogique qui tourne autour del’idée de donner ou de faire une leçon—leçon de choses tout autant que leçon de mots—ne peut qu’inviter les attaques et les anathèmes, avec ou sans rancune, de la part deRancière. Avoir une leçon à donner présuppose toujours une distance, même minimale,entre l’enseignant et les sujets ou les objets enseignés, entre le savoir et le non-savoir, ouentre le maître savant et les masses ignorantes, alors que cette distance, nous le savonsaussi, avec un savoir singulier qui n’est ni strictement philosophique ni purementhistorique parce que justement il défait toutes les figures de maîtrise qui sont encoreassociées aux disciplines formelles de la philosophies et de l’histoire—nous savons aussi,donc, que cette distance est ce que les écrits de Rancière essaient le plussystématiquement et le plus obstinément à abolir, sans pour autant vouloir la combler.Dans un entretien récent, Rancière en fait termine par se décrire non pas commeun maître mais comme un étudiant, selon l’image peut-être un peu stéréotypée, en fin decomptes, de l’étudiant perpétuel. « Je suis d’abord un étudiant », dit-il : « J’appartiens àcette catégorie de gens qui sont des étudiants perpétuels et dont par conséquent le destinprofessionnel est d’enseigner les autres ». 1 Le destin professionnel de Rancière, commecelui sans doute de beaucoup d’entre nous, peut certes mener du statut d’étudiant à celuid’enseignant, mais cela ne signifie aucunement qu’il ait une quelconque leçon àenseigner—à nous ou à ses propres étudiants, d’ailleurs nombreusement présents aussi àce colloque. 1 Jacques Rancière, « Politics and Aesthetics: An Interview », The One or the Other : French PhilosophyToday , numéro spécial édité par Peter Hallward,  Angelaki : Journal of the Theoretical Humanities 8, 2003,p. 194. Je remercie mon ami Peter Hallward de m’avoir donné à lire la transcription srcinelle de cetentretien qui a eu lieu à Paris, le 29 août 2002.  La leçon de Rancière 2Or, il est tout aussi vrai, et je ne dois pas vous le rappeler, qu’au centre de lapensée de Rancière se trouve celui qui est peut-être son texte le plus lumineux :  Le maîtreignorant  . Sous-titré Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle , ce livre peut donc aussi se lire comme une reconfiguration de l’idée même de la leçon. Disons, peut-être passa  Leçon sur la leçon à lui, mais certainement quelque chose du genre que j’ai appelé« La leçon de Rancière », tout en me demandant s’il y a une raison derrière la rime avec  La leçon d’Althusser  . J’ajouterai encore que dans les chapitres de ce dernier livre, c’est-à-dire, dans « Leçon d’orthodoxie », « Leçon de politique », « Leçon d’autocritique » et« Leçon d’histoire », nous assistons à un déplacement à la fois profond et subtil, de sorteque l’auteur donnant la dernière leçon n’est pas du tout le même que celui qui venait dedonner la première. Il arrive plutôt que c’est maintenant le disciple qui dans l’acte duparricide obligatoire termine par enseigner quelques leçons d’histoire à son vieux maîtreafin de mieux démasquer l’apolitisme de celui-ci, tel qu’il se cache derrière l’orthodoxieaffichée (en réalité le révisionnisme) de sa soi-disante autocritique.Pourtant, il faut aussitôt ajouter ceci, qui peut sembler sévère mais qui n’est paspour autant moins évident : c’est que Rancière, malgré l’emploi magistral du styleindirect libre, n’est pas Jacotot. Ni  La Mésentente ne se lit à la façon de Télémaque dansles classes de celui-ci, ni Rancière n’est-il jamais aller enseigner le français, que je sache,à mes pauvres compatriotes flamands à Louvain. Le sien n’est donc pas exactement lerôle du maître ignorant. Rancière se présente plutôt comme une sorte d’étudiantimaginaire de Jacotot : quelqu’un qui, de façon délibérément anachronique, nous donnequelques leçons sur la nouvelle idée de la leçon selon ce maître ignorant-là. Autrementdit, Jacotot sert aussi à Rancière comme ce qu’on pourrait appeler, suivant l’exemple del’  Anti-Dühring de Engels, son  Anti-Althusser  . La double opération La difficulté qu’il y a à cerner s’il y a ou pas une leçon de Rancière est intimement liée àune deuxième difficulté, celle de décider s’il est philosophe ou historien, antiphilosopheou contrephilosophe, critique d’art ou archiviste des luttes populaires. Ici encore, il fautdire que l’œuvre de Rancière introduit un déréglement irréparable dans le partagecloisonné des disciplines avec leur frontières entre le dicible et l’indicible, le propre etl’impropre, le légitime et l’illégitime. Justement, en donnant du jeu, ou en jouer surl’intervalle entre plusieurs discours, il s’agit toujours de déranger les régimes de penséequi assigneraient des manières de faire, de dire et de voir à un ensemble fixe decompétences, de qualités ou de propriétés.S’il est donc hors question de penser la singularité de cette œuvre en termesdisciplinaires, il est peut-être plus opportun de se poser la question du mode d’opérationde Rancière. Je pense notamment à cette description, vers la fin de  La leçon d’Althusser  ,où l’auteur en guise de conclusion et peut-être même en vue d’un futur programmed’études s’explique sur la méthode qu’il vient de suivre tout au long du livre. Je cite cepassage assez long qui mérite d’être lu et retenu en détail :[…] ce discours ne prétend pas nier le cercle dans lequel il est pris mais enrendre perceptible la clôture que le dogmatisme cherche perpétuellement àeffacer; contribuer à l’élucidation de ce pouvoir qui permet aux  La leçon de Rancière 3professeurs de soutenir l’universalité de leur discours de la garantie deparler au nom des masses. A cette fin on a tenté ici sur un discoursexemplaire une double opération: on s’est efforcé de le réinsérer dans sonhistoire, dans le système des contraintes pratiques et discursives qui lerendent énonçable. On a cherché à surprendre ses articulations en lecontraignant à répondre à d’autres questions que celles des partenaires decomplaisance qu’il s’était choisis, en réinscrivant son argumentation dansces chaînes de paroles où se sont formulées et se formulent encore lesnécessités de l’oppression et les espérances de la libération. Non pas uneréfutation, car il ne sert à rien de réfuter les dogmatismes. Plutôt une miseen scène visant à dérégler le fonctionnement d’un de ces discoursmarxistes savants qui occupent notre espace théorique pour rendre visible,dans le discours de la révolution, la consécration de l’ordre existant. Paroù l’on voudrait simplement faire écho à ce qui, dans la disparité des lutteset des interrogations de notre présent, cherche à s’exprimer de liberténeuve. 2  Pour Rancière, il s’agira sans doute toujours de suivre cette double opération:réinsérer, d’un côté, et dérégler, de l’autre. A ces deux opérations, dont on sent bien quel’articulation est toujours précaire, risquant assez facilement de s’écarteler avant debasculer dans l’hypostase d’une seule d’entre elles, correspondent deux objets, ou deuxconcepts: d’une part, les contraintes, résultats de la réinscription, et de l’autre, la liberté,principe du déréglement ou du déplacement. En fait, la liberté vient en quelque sorteredoubler la contrainte, en contraignant les contraintes discursives et pratiquesantérieurement établies, afin de leur trouver des partenaires indésirables ou du moinssurprenants.Au système des contraintes, en un sens assez proche de Michel Foucault, réponddonc la surprise d’une réinscription inattendue, tout comme la liberté ou les espérances delibération se font entendre dès qu’on déplace même légérement la machine de la nécessitéet de l’oppression.C’est d’ailleurs ce double jeu, entre la contrainte et la liberté, qui permetd’apprécier la force ou l’srcinalité d’une pensée. Ainsi Rancière écrit-il en avant-proposà  Le Philosophe et ses pauvres qu’un des partis pris de sa lecture, loin « de ne point poserà un auteur d’autres questions sinon celles qu’il s’était posées lui-même », consistaitprécisément à apprendre que « la force d’une pensée tenait plutôt à sa capacité d’êtredéplacée, comme peut-être la force d’une musique à sa capacité d’être jouée sur d’autresinstruments que les siens ». 3   Esthétique et/ou politique Par rapport à cette double opération qui, me semble-t-il, caractérise aujourd’huiencore l’entreprise de pensée de Rancière, je voudrais cependant insister sur la présenced’une profonde asymmétrie entre le traitement de l’art et celui de la politique. 2 Rancière,  La leçon d’Althusser  (Paris : Gallimard, 1974), p. 226. 3 Rancière,  Le Philosophe et ses pauvres (Paris : Fayard, 1983), p. 13.  La leçon de Rancière 4En effet, malgré la suggestion d’une parfaite homologie ou du moins d’unparallélisme implicite, il me semble que l’art et la politique ne sont pas deux domaines,ou deux matrices, qui recevraient par ailleurs une et même approche de lecture chezRancière. Il s’agit bien plutôt de comprendre comment l’art et la politique donnent lieu àdeux approches ou deux tendances foncièrement inégales et asymmétriques.Ainsi, si bien l’art se décline selon l’ordre vaguement historique de trois régimesd’identification (le régime éthique, le régime représentatif et le régime esthétique), sansqu’il n’existe aucune essence « propre » de l’art en soi, j’insisterais malgré tout sur le faitqu’il n’en va pas de même dans la politique. C’est-à-dire, surtout dans  La Mésentente :Politique et Philosophie , il semble parfaitement possible de définir ce qu’il y a despécifique quant à la politique—spécificité marquant un « propre » qui, fût-ilconstitutivement « impropre » (point auquel d’habitude s’enchaîne précisémentl’homologie avec l’art, notamment sous le régime esthétique) n’en est pas moinsuniversellement identifiable ou séparable comme tel. Ainsi, la triade politique (l’archi-politique, la para-politique et la méta-politique), quoiqu’en apparence historique aussi ence sens qu’elle est srcinellement associée aux trois noms successifs de Platon, d’Aristote(ou Hobbes) et de Marx, ne fonctionne pas de la même façon que les trois régimesd’identification de l’art. A en croire certaines affirmations de  La Mésentente , il sembleplutôt qu’il y aurait, malgré tout, une essence ou un noyau rationnel de la politique,essence ou noyau qui seraient ensuite recouverts, déniés, refoulés ou obscurémentdésignés par le traitement politico-philosophique dans ses trois formes dominantes.Nous obtenons, donc, une insurmontable  pluralité  des régimes d’identification del’art, la démultiplication étant elle-même l’effet par excellence d’ un régime historiqueparmi d’autres, tandis que la politique permet d’affirmer le noyau d’une politicitéproprement dite qui, quoique jamais naturelle, reste pour ainsi dire invariant  à traversl’histoire puisqu’au fond il s’agit de la condition non historique et apolitique de lapolitique même, soit ce qui est voilé par les trois formes qu’a prises la philosophiepolitique. D’ailleurs, ces trois formes, que je sache, ne sont jamais appelées des« régimes » et on comprend bien pourquoi : c’est un dernier signe, ou peut-être unsymptôme de plus, de l’asymmétrie entre l’art et la politique, à savoir, la profusion del’emploi du terme « régime » pour le premier, et sa relative absence dans le traitement dela deuxième, pour lequel le terme ferait sans doute trop « étatique ». Un nominalisme restreint Arrêtons-nous encore un moment sur cette asymmétrie, aussi bien pour contextualiser laquestion de la méthode que pour souligner la singularité de la politique (ou de sontraitement) vis-à-vis de l’art au sein de la pensée de Rancière.En effet, suivant la première partie de sa double opération, Rancière s’est toujoursmontré admirablement conséquent pour dire qu’il n’y a pas la science ou le peuple ou le marxisme mais tout au plus une série variable de contraintes pratiques et discursives, oupour le dire avec son vocabulaire plus récent, une série de régimes de visibilité etd’intelligibilité qui permettent des manières de faire, de voir et de dire en en excluantd’autres. Appelons cela le principe d’un certain nominalisme, dont je proposerai laformule concentrée qui suit : il n’est d’universel au singulier que dans la pluralité desmodes, des lieux, et des opérations qui sont à chaque fois particuliers . Formule dans  La leçon de Rancière 5laquelle certains auront sans doute reconnu cette autre formule qui leur était commune àl’époque: l’universel n’existe que dans le spécifique , c’est-à-dire, dans une structurecomplexe de surdétermination, mais je passe là-dessus.Pour mémoire, je rappelle quand même quelques exemples de ce que j’appelle,d’un nom sans doute mal choisi, la tendance nominaliste chez Rancière—tendance qu’ilpartage non seulement avec Althusser mais aussi et peut-être avant tout avec Foucault. 4  Voici donc une première série de citations, beaucoup d’entre elles tirées de  La leçond’Althusser  ainsi que de la très utile édition du volume  Les Scènes du peuple .D’abord, quant à l’homme :[…] ce n’est pas l’Homme qui fait l’histoire, ce sont les hommes , c’est-à-dire les individus concrets, ceux qui produisent leurs moyens d’existence,ceux qui se battent dans la lutte des classes. Marx ne va pas plus loin dansla critique de Feuerbach. 5  Puis, à propos de la science :Il n’y a nulle part de pratique scientifique « pure » ; celle-ci a ses formesd’existence dans un système de rapports sociaux dont les propositions,enchaînements, expériences (à partir desquels se constitue l’idéal de lascience ) ne sont que des éléments. 6  Ou encore :La science n’apparaît pas en face de l’idéologie comme son autre, elleapparaît à l’intérieur d’institutions et dans des formes de transmission oùse manifeste la domination idéologique de la bourgeoisie. 7  Ensuite, sur la catégorie du temps:  Le temps n’existe pas mais seulement des temps dont chacun est toujourslui-même une manière de lier plusieurs lignes de temps, plusieurs formesde temporalité. 8  Et, en nous rapprochant de la question politique qui est au centre de notreinterrogation de l’œuvre de Rancière, la fameuse voix du peuple : 4 Je pense non seulement au fameux énoncé althussérien selon lequel Marx devait lui apprendre que « lenominalisme est la voie royale vers le matérialisme, à dire vrai c’est une voie qui ne débouche que sur soi,et je ne connais guère de  forme plus profonde du matérialisme que le nominalisme,” mais en outre à la trèsbelle analyse du nominalisme de Foucault faite par Etienne Balibar, dans « Foucault et Marx. L’enjeu dunominalisme, »  Michel Foucault philosophe (Paris : Seuil, 1989), pp. 54-76. Pour l’affirmation d’Althusser,voir  L’avenir dure longtemps (Paris: Stock/IMEC, 1992), p. 243 et l’analyse de Warren Montag,« Althusser's Nominalism: Structure and Singularity (1962-6) »,  Rethinking Marxism 10, 1998, pp. 64-73. 5 Rancière,  La leçon d’Althusser  , pp. 26-27. 6 Ibid., p. 254n. 7 Ibid., p. 250. 8 Rancière, « Préface : Les gros mots »,  Les Scènes du Peuple (Lyon : Horlieu Editions, 2003), p. 7.