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   1 Quentin Rioual C O N F É R E N C E Les visions de Paul Sérusier  Religiosité, paganisme et tragique quotidien dans la Bretagne de fin-de-siècle DIMANCHE 07 JUILLET 2013 Musée des Beaux-Arts de Pont-Aven PAUL SÉRUSIER, Conte celtique , 1894. 110 x 100 cm. Dallas Museum of Art   qr    2 NOTE Les numéros entre crochets [] rapportent le lecteur au diaporama iconographique de la conférence. INTRODUCTION Cette recherche s’intéresse à la question du folklore, notamment celtique, dans l’art symboliste, à la fois en théâtre et en  peinture. L’an passé, j’ai ainsi conduit une recherche autour des œuvres dramatiques d’Édouard Schuré ( Vercingétorix 1887,  La Sœur gardienne 1900,  La Druidesse 1913,  Merlin l’enchanteur   1921), que je n’évoquerai pas ce soir, et autour des œuvres picturales de Paul Sérusier. Même si on en a peu de témoignages, nous savons que ces deux artistes ont travaillé ensemble, ne serait-ce que les 28 et 30 mars 1892 lorsque Paul Sérusier compose les décors de deux actes du Vercingétorix 1   de Schuré. Car, si Paul Sérusier fut en effet  peintre, il fut aussi, dans le cadre du groupe des Nabis qu’il fonda, dessinateur de programmes pour le Théâtre d’Art de Paul Fort (1889-1892), il fut également comédien avec Lugné Poe (1893-1899) et décorateur de certaines pièces symbolistes qui étaient  jouées au Théâtre de l’Œuvre. 1  B ABLET , Denis.  Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914 , Paris : CNRS, 1983 [1965], p.152. REPÈRES BIOGRAPHIQUES PAUL SÉRUSIER (1864-1926) 1875 Lycée Condorcet : philosophie, langues anciennes et sciences 1885 Académie Julian. Il y peint  Le Tisserand    [2]   Rencontre de Maurice Denis.   1888 Auberge Gloanec (Pont-Aven) : il rencontre Émile Bernard et Paul Gauguin. « Leçon » du Bois d’amour.   [3] 1888 Présentation de son  Bois d’amour   aux futurs nabis. Il devient leur « Talisman » (formes synthétiques cernées d’un contour bleu de Prusse ou noir ; planéité de la surface ; intensité des couleurs) 1889 Il peint au Pouldu et à Pont-Aven 1891 Départ de Gauguin pour Tahiti Les liens de « l’Ecole » se distendent. Va à Huelgoat, y rencontre l’actrice polonaise Gabriella Zapolska. Va à Châteauneuf. 1893 Châteauneuf-du-Faou : il y fait de plus longs séjours 1912 Il épouse Marguerite Gabriel-Claude, avec qui il vivra  jusqu’à la fin de sa vie 1921  ABC de la peinture     3 L’objectif que doit poursuivre l’histoire de l’art est de lire les œuvres depuis les œuvres elles-mêmes. Ainsi devons-nous tenter de lire l’œuvre de Paul Sérusier depuis les tableaux eux-mêmes et de,  précisément, voir avec lui . Pour cela, le prisme du celtisme est intéressant car son œuvre, Sérusier l’a peint depuis l’Aven jusqu’à l’Aulne, dans les campagnes bretonnes où la religion chrétienne et les survivances celtiques construisaient encore l’organisation sociale, les représentation mentales et, donc, les discours. Le XIX ème  siècle est le siècle de l’institutionnalisation du folklore et de l’intensification des enquêtes en région. Celles qui ont été menées à l’époque en Bretagne, par Paul-Yves Sébillot notamment, constituent un témoignage important pour appréhender cette période. Schématiquement, lorsqu’ils fondent le groupe des Nabis (  Nevi’im  > Prophètes), Paul Sérusier et ses compagnons (Bonnard, Ranson, Denis, Vuillard, Verkade, Ibels, Valloton etc.) se réunissent autour d’un projet pictural nouveau qui 1. doit permettre au peintre de retrouver un certain rapport sacré avec son art ; 2. doit se désintéresser du gain car le peintre ne doit pas tendre à connaître les  jouissances matérielles 2  ; 3. doit initier un mouvement spirituel nouveau 2 Credo pris chez Wagner   (Musicien étranger à Paris  paru en 1841 -  Ein Ende in  Paris ) pour les Nabis : « Je crois à un jugement dernier où seront condamnés à des peines terribles tous ceux qui en ce monde auront osé trafiquer de l’art  sublime et chaste, tous ceux qui l’auront souillé et dégradé par la bassesse de leurs sentiments, par leur vile convoitise pour les jouissances matérielles. Je crois qu’en revanche les disciples fidèles du grand art seront glorifiés et qu’enveloppés d’un céleste tissu de rayons, de parfums, d’accords mélodieux, ils retourneront se Parmi les Nabis, on remarque deux tendances qui cohabitent : l’une  plus moderne, dans le sillage de Degas (scènes d’intérieurs  bourgeois, portraits d’élégantes, femmes au bain pour Bonnard, Valloton, Vuillard) ; l’autre à tendance mystique. Souvent d’abord chrétiens, Maurice Denis, Paul Ranson comme Paul Sérusier mâtinent régulièrement leur religion par le recours à différents courants de pensée (de type orphique, ésotérique ou théosophique). C’est que, pour eux, se formule dans un sens large et pluriel une nécessité d’idéalisme en réaction à l’avènement de la science  positiviste. Car cette avant-garde idéaliste dont font partie les Nabis s’est en effet structurellement constituée en opposition au matérialisme positiviste 3 , comme le remarque Albert Aurier : « Depuis quelques années, il devient plus qu’évident, pour qui sait observer, qu’une évolution paradoxale se prépare dans le développement de notre intellectualité nationale.  Avec l’engouement pour la science positive, avec les enthousiasmes qu’elle avait suscités dès son baptême, agonise, râle, se meurt l’esthétique qui était née d’elle. En vain l’art exclusivement matérialiste, l’art expérimental et immédiat, se débat contre les attaques d’un art nouveau, idéaliste et mystique. De toutes parts on revendique le droit au rêve, le droit aux pâturages de l’azur, le droit à l’envolement vers les étoiles niées de l’absolue vérité. 4  » L’idéalisme de Paul Sérusier s’inscrit dans une perspective théosophique et syncrétique qui considère que les différentes  perdre pour l’éternité au sein de la divine source de toute harmonie. »  In : Boyle-Turner, Caroline. Paul Sérusier. Ann Arbor, Michigan : UMI Research Press, 1980. P.12. Ce texte a été envoyé à Maurice Denis et aurait été gravé à Paris comme au Pouldu (ou à Pont-Aven). 3  Auguste Comte d’abord. Emile Littré, Ernest Renan, Ernst Mach ensuite. 4  Aurier, A. « Les Symbolistes ». In :  La Revue encyclopédique . 1892. P.474.   4 mythologies constituent des moyens de connaître l’homme et qui se fonde sur les proximités entre, par exemple, les cercles de vie celtiques et les différents « mondes » chrétiens. Ces idées sont d’ailleurs soutenues de manière de plus en plus construite avec la création de la Société théosophique à New York en 1875, et par l’impulsion de Péladan et des salons de la Rose + Croix, entre 1892 et 1897. Pour les théosophes, les différentes pensées mythologiques correspondent de manière analogique et, en somme, disent une même chose de l’homme comme différentes langues peuvent dire une même réalité ; mais la pluralité est riche car elle permet d’accéder à la complexité de cette réalité. Je souhaitais développer un peu ce contexte pour vous montrer comment, d’une certaine manière, le primitivisme idéaliste des Bretons a rencontré l’idéalisme du primitif de Paul Sérusier. Ce qu’il est intéressant de noter dès à présent, c’est que ce sont là deux représentations du monde qui partagent (soit du fait du non-accès aux avancées de la science, soit du fait du rejet de celles-ci) une même croyance à l’égard du    phénomène de la vision .  [4]   Paul Gauguin n’a d’ailleurs pas manqué de travailler ce thème dans son fameux tableau  La Vision après le sermon (ou la Lutte de Jacob avec l’Ange) , qu’il a peint en 1888. Mon développement cherche donc à vous faire observer comment de nombreux tableaux de Paul Sérusier rendent compte d’un intérêt constant du peintre pour l’approche, par la peinture, des problématiques relatives à la vision. Le traitement de « la vision » apparaît à travers trois 5  grandes lignes de force qui ne sont pas des « moments » mais plutôt des axes transversaux à l’évolution de son œuvre. La première d’entre elles 5  Caroline Boyle-Turner, au terme de la conférence, soumettra l’idée d’une quatrième qualité de vision apparaissant avec les tableaux des paysages que Paul Sérusier voit depuis la fenêtre de sa maison de Châteauneuf. est celle, plutôt classique, qui s’ouvre en 1891 avec  Les jeunes baigneuses dans la forêt  . Paul Sérusier joue encore ici sur un modèle traditionnel faisant du tableau le moment d’une vision privilégiée. Le peintre recueille une scène tout à fait réaliste, auquel il assiste, et nous la donne à voir. Il s’agit là d’une valeur de la vision qu’a reprise la photographie. Souvent, cette vision se caractérise par un effet de surgissement ou d’obstruction du regard voyeur. Avec l’Hommage à la duchesse en sabots  de 1894, s’ouvre une nouvelle esthétique de la vision qui travaille la composition  picturale à partir d’une accumulation de registres. Des scènes s’organisent à l’intérieur de la scène. Elles divisent et dirigent les regards des personnages et donc du spectateur. Parfois aussi, elles mettent en présence des personnages d’époques différentes. C’est ici le modèle de la Vision  de Gauguin qui joue à plein. À partir de 1904, Paul Sérusier peint les premiers tableaux qui s’extraient tout à fait des figures bretonnes pour représenter directement peut-être ses rêves ou visions nées du folklore celtique lui-même. On voit donc abonder les personnages féériques, les ondins, les kobolds ; sans aucun regard humain extérieur et donc sans aucun effet de distanciation. Tout d’abord, nous nous arrêterons sur deux œuvres importantes de Paul Sérusier pour prendre le temps de les observer et de les décrypter. Dans un deuxième temps, nous entrerons plus avant, à travers  plusieurs tableaux, dans le deuxième type de vision que je vous ai décrit et qui me paraît être le plus intéressant, tant d’un point de vue esthétique que d’un point de vue ethnologique. Enfin, nous finirons d’élargir le champ en voyant comment cette question de la vision innerve de manière générale l’œuvre du  peintre et en voyant comment celle-ci nous fait réfléchir à la place   5 du sacré et du mythologique dans le quotidien des Bretons du tournant XIX/XXe siècles. PREMIÈRE PARTIE Le peintre en prophète  Le prophète inspiré Les représentations picturales des amis de Paul Sérusier en  Nabis, c’est-à-dire proprement en prophètes , ne sont pas rares. [5] Ainsi Paul Ranson par Paul Sérusier. Ainsi Paul Sérusier par Georges Lacombe. C’est peut-être pour cette raison que Henry Masson 6 , d’une source non précisée, a interprété le  Prophète inspiré  qu’a peint Paul Sérusier en 1906 comme un autoportrait du peintre lui-même « en costume de druide ». [6] La valeur d’autoportrait de ce tableau n’est pourtant pas évidente a priori . Ce qui est sûr, c’est qu’il est d’un abord plutôt obscur. [7, 8, 9]  « La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j’étais parmi les captifs du fleuve du Kebar, les cieux  s’ouvrirent, et j’eus des visions divines. Le cinquième jour du mois, c’était la cinquième année de la captivité du roi  Joachin, la parole de l’Éternel fut adressée à Ézéchiel, fils de  Buzi, le sacrificateur, dans le pays des Chaldéens, près du 6  M ASSON ,   Henry.  Paul Sérusier, de Pont-Aven à Châteauneuf-du-Faou . Saint-Brieuc : Les Presses bretonnes, Spezet : Nature et Bretagne, 1991.  fleuve du Kebar ; et c’est là que la main de l’Éternel fut sur lui.  Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme de l’airain poli, sortant du milieu du feu.  Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont l’aspect avait une ressemblance humaine. Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun avait quatre ailes. (…) Quant à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d’homme  , tous quatre une face de lion  à droite, tous quatre une face de bœuf   à gauche, et tous quatre une face d’aigle . Leurs faces et leurs ailes étaient séparées par le haut ; deux de leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre, et deux couvraient leurs corps. (…) Je regardais ces animaux ; et voici, il y avait une roue  sur la terre, près des animaux, devant leurs quatre faces. À leur aspect et à leur structure, ces roues semblaient être en chrysolithe, et toutes les quatre avaient la même forme ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue  paraissait être au milieu d’une autre roue. » 7   Cette vision d’Ezekiel a été le sujet de nombreuses représentations picturales et, donc, de nombreuses interprétations. On peut vraisemblablement imaginer que Paul Sérusier lui aussi se  positionne avec ce tableau, dans une histoire dont il a connaissance. Ce qui est mis en jeu ici, pour le peintre, c’est bien entendu la question de la représentation du prophète comme de la vision, 7    Le Livre d’Ézéchiel  . 1:1-16.