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Artala

1 Convoqué d’urgence chez Érato La reine Érato commence à s’impatienter. Tout en maugréant, elle arpente la salle du trône, donnant de grands coups dans…

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    June 2018
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1 Convoqué d’urgence chez Érato La reine Érato commence à s’impatienter. Tout en maugréant, elle arpente la salle du trône, donnant de grands coups dans les rangées de chaises, s’emmêlant les pieds dans sa traîne. En règle générale, elle ne supporte pas qu’on la fasse attendre. Ses sujets lui doivent respect, obéissance et, surtout, ponctualité. Ainsi, aujourd’hui plus qu’hier, elle enrage de ne pas voir arriver son chef des armées. Car l’affaire qui l’occupe est de la plus haute importance et ne souffre aucun retard. Si des mesures ne sont pas prises au plus vite, Érato risque fort de se retrouver en bien fâcheuse posture. Impuissante à calmer ses vives inquiétudes, elle trépigne comme une enfant. — Non, non, non et non ! crie-t-elle, en jetant sa couronne contre le mur. Exaspérée, elle part la ramasser, puis l’inspecte minutieusement. Une fois assurée que les saphirs sont toujours enchâssés dans leur monture en or, elle se rapproche de l’une des larges fenêtres en ogive. La lune de la nuit ne s’est pas encore couchée que celle du jour, plus grosse et plus brillante, se lève à l’horizon opposé. Érato prend appui sur le rebord de fenêtre pour savourer ce moment si particulier de la journée : l’Équiméra du matin. À l’aube comme au crépuscule, les deux astres se saluent, puis l’un d’eux tire sa révérence et cède la place à son jumeau. Pendant ce court instant, la lumière est tellement vive qu’on peine à garder les yeux ouverts. Lorsque l’astre déclinant disparaît enfin, la pénombre revient, et la reine peut contempler à loisir son royaume. À ses pieds s’étend le pays d’Artala. Érato ne veut pas renoncer à son trône. Elle ne laissera pas à une autre le plaisir de dominer les plaines que ses sujets cultivent. Recouvertes d’une terre noire riche en paillettes d’or, elles scintillent comme des milliers d’étoiles sous les rayons argentés des lunes qui se partagent le ciel. Depuis son promontoire, Érato aperçoit au loin de gros points brillants qui se détachent dans la pénombre. Et elle devine ces villages qu’elle n’a jamais visités, mais dont on raconte qu’on y vit « à la dure », couchant à même le sol dans des masures obscures. Dans son château bâti au sommet d’un rocher inexpugnable, Érato ne connaît que la lumière. Certes, dehors il fait toujours nuit. C’est à peine si les lunes parviennent à bleuir un ciel éternellement sombre. Mais les murs blanchis à la chaux, ainsi que des cages en verre remplies de lucioles des bois, inondent de clarté les intérieurs du château, et la peau soyeuse d’Érato. Une porte claque, des bruits de bottes résonnent sur les dalles de marbre blanc. Érato sursaute : son chef des armées, Silas Manartis, vient de faire une entrée fracassante. — Et le protocole, nom de sang vieux ! crie la reine en tournant vers lui un regard noir de colère. Votre séjour prolongé sur le front de l’est vous aura fait perdre vos bonnes manières ! — Votre messager a dit que c’était urgent, lui répond le général, dont les lèvres se retroussent imperceptiblement. — En effet ! Et vous m’avez fait attendre ! — J’ai fait au plus vite, rétorque-t-il froidement. L’espace d’un instant, ils se taisent, se jaugeant mutuellement. Silas n’a que du mépris pour cette reine, trop belle et trop fraîche pour son âge, mais il veille à n’en rien laisser paraître. Comme son père et son grand- père avant lui, il la sert le plus fidèlement qu’il le peut. Depuis quatre-vingts ans qu’elle est au pouvoir, Érato n’a pas quitté son teint de rose ni la blondeur éclatante de ses longs cheveux coiffés en tresse. Dans sa robe en soie azur brodée d’or, elle a conservé une allure délicate et juvénile, que démentent des yeux bleus d’une implacable dureté. L’on raconte qu’elle use de magie pour éviter les affres de la vieillesse. Silas ne ressent que du dégoût pour ceux qui défient le temps. — Nous avons un grave problème avec le Protonodos. — Et moi, j’aurais pu gagner une bataille décisive si vous ne m’aviez pas fait appeler, réplique le général avec une moue de dédain. Piquée au vif, Érato lui jette un regard indigné. Qu’insinue-t-il par là ? Qu’elle est une mauvaise reine ? Cherche-t-il à lui imputer la faute d’une défaite contre les troupes yargas ? — Le Protonodos est en train de se refermer. Et nous ne pouvons l’admettre, poursuit-elle en s’appliquant à mettre de la distance entre elle et son vassal. Pour donner plus d’emphase à ses propos, elle s’éloigne du rebord de fenêtre et part s’asseoir sur son trône. Depuis que ce Silas a pris la succession de son père à ce poste, il ne s’est guère montré affable. Fier de son physique irréprochable, il arbore des airs arrogants chaque fois qu’il s’adresse à elle. S’il croit qu’elle l’a attendu pour pacifier le pays ! Bien des années avant la naissance de ce rustre pétri d’orgueil, Érato était en guerre contre les Faunias, un peuple de montagnards autrement plus redoutables que les Yargas. Pendant cinq longues années, avec une extrême ardeur et une même constance, elle soutint un siège imposé par les Faunias. Aidés de leurs chevaux volants et de leurs bâtons qui crachaient la foudre, ces terribles assaillants avaient tous les atouts pour la vaincre, mais Érato usa de persuasion pour amadouer Calmat, leur roi. Elle lui fit signer un traité d’alliance en sa faveur. En échange de la main de sa fille aînée, Thalia, elle obtint qu’on lui livrât chaque année des bâtons de foudre et des chevaux volants. Aujourd’hui, grâce à la paix monnayée par Érato, Silas dispose d’armes qui lui confèrent une supériorité certaine sur les Yargas. Peut-être devrait- elle le lui rappeler ! — J’ai peine à croire que votre seule absence suffise à compromettre une victoire qui vous est acquise ! lance-t-elle d’un ton hargneux. Votre père aurait été plus prompt à la remporter. — Les Yargas se cachent dans d’épaisses forêts. Il nous est impossible d’y pénétrer sans tomber dans une embuscade. — Qu’attendez-vous pour y mettre le feu ? — Vous n’ignorez pas qu’elles sont protégées par de puissants sortilèges. — Foutaise que cela ! Vous n’êtes qu’un incapable ! crie Érato, irritée. Cédant à un mouvement d’humeur, elle ôte une deuxième fois sa couronne de sa tête et la jette violemment devant elle. Sa tiare roule dans les escaliers et atterrit aux pieds de son général. Il la ramasse du bout des doigts. — Vous ne m’avez pas envoyé quérir pour m’apprendre mon métier, ô ma reine ? lui dit-il, narquois. — Peut-être le devrais-je ! Mais une affaire plus importante nous occupe. — Le Protonodos ? — Lui-même ! Soutenant sans faiblir le regard perçant d’Érato, Silas se rapproche d’elle d’un pas sûr. Sa démarche martiale éveille, dans les profondeurs de la salle, des échos sinistres qui en feraient trembler plus d’un. Vêtu de bottes cirées, d’éperons, d’un pantalon demi collant noir et d’une redingote violette qui lui pince la taille, il porte fièrement l’uniforme d’officier des armées d’Artala. Ses épaulettes, sa ceinture et son tricorne sont ornés d’autant de décorations militaires qu’il a remporté de victoires dans sa carrière. Mais contrairement à la reine et à ses courtisans, il ne se pavane pas dans les fêtes qu’on organise au château. Son seul terrain d’action est le champ de bataille, et sa mise élégante n’a d’autre but que d’intimider ses ennemis et séduire les femmes. — Le Protonodos n’est pas de mon ressort. Je m’occupe exclusivement de défendre les frontières d’Artala, lui dit-il en déposant nonchalamment la couronne au pied de l’estrade. — Eh bien, pas cette fois ! Je réclame votre intervention immédiate dans cette affaire. Érato affiche une mine écœurée, comme si ces derniers mots lui donnaient la nausée. Elle n’aurait jamais cru qu’elle devrait un jour se traîner aux genoux de ce vieux militaire. Silas n’a que quarante ans. On devine une silhouette athlétique sous son uniforme, ses cheveux bruns et ses yeux d’un bleu sombre n’ont rien perdu de leur éclat, mais pour Érato, les quelques rides qui sillonnent son front sont le signe d’un grand âge qu’elle espère ne jamais connaître. — Votre garde personnelle peut très bien s’en charger, réplique sèchement le général. À vos dires, ce sont les meilleurs éléments d’Artala. Les ongles enfoncés dans les accoudoirs de son trône, Érato prend une profonde inspiration avant de répondre. Si elle le pouvait, elle l’enverrait volontiers croupir dans un cachot. Mais elle a besoin de lui. Il le sait et s’en divertit. Le sourire moqueur qui relève le coin de ses lèvres en est la preuve. Elle ne lui fera pas le plaisir de lui avouer que trois de ses plus valeureux agents ont trouvé la mort en tentant de s’opposer aux coupures intempestives du Protonodos. Elle ne se prêtera pas non plus au petit jeu de la vérité en lui confiant le secret le mieux gardé du royaume : si le Protonodos se refermait définitivement, Érato n e s e r a i t p l u s approvisionnée en élixir de jouvence. Sans ce précieux breuvage qui prolonge sa jeunesse, elle peut dire adieu à son règne. Car, au pays d’Artala, les monarques doivent abdiquer dès l’apparition de la première ride. — Je veux que vous contactiez Orfef Demeretocris ! Je veux le voir au plus vite, ajoute-t-elle vivement, consciente de devoir ruser pour convaincre Silas de faire venir son ami au château. 2 Pour sauver son fils Lorsque Silas Manartis entend Érato prononcer le nom de son meilleur ami, il entrevoit immédiatement les avantages qu’il pourrait tirer d’une telle requête. Ainsi, la reine sollicite le concours d’Orfef pour maintenir le Protonodos ouvert. Elle va jusqu’à demander son retour à la cour. Pourtant, elle n’est pas sans savoir que ce dernier lui voue une haine féroce et que, jamais, il ne lui pardonnera la disparition de sa fiancée. Il ne s’est pas contenté de rompre tout commerce avec Érato. Il s’est juré qu’un jour ou l’autre il causerait sa perte. Silas ne veut pas nuire à son ami, de même qu’il souhaite sincèrement lui éviter une confrontation avec les démons de son passé. Cependant, il dispose d’une occasion inespérée de sauver Linos, son fils – la chair de sa chair –, qui se meurt à petit feu de la maladie brune. La reine seule peut le guérir. Elle en a le pouvoir, elle possède le remède. Et elle a cruellement besoin de l’aide de Silas. Il le sent, elle ne peut s’en cacher. — Nous ne sommes plus en contact, déclare laconiquement le général, après un long moment de silence pendant lequel il n’a cessé de soupeser ses propres intérêts et ceux de son ami. — Vous mentez mal, Silas ! Je sais de source sûre que vous continuez à vous voir, lui dit-elle, agacée par son manque de coopération. — En admettant que vous ayez raison, qu’est-ce qui vous fait croire qu’il acceptera de vous parler ? — Il est votre ami, articule-t-elle tout en lui jetant un regard mauvais. Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour sauver votre fils. — Mon fils ? Je ne saisis pas le rapport ! réplique Silas d’un ton faussement détaché. — Parfaitement ! Votre fils ! renchérit la reine en haussant brusquement la voix. Celui que vous chérissez par-dessus tout. — Mon fils n’a besoin de l’aide de personne, poursuit le général, qui feint l’indifférence. La mort dans l’âme, il commence à reculer, comme s’il prenait congé d’elle. Plus que tout au monde, il souhaite que Linos en réchappe. Rien n’a plus d’importance à ses yeux que ce remède qui se profile derrière leur joute verbale. Mais il ne doit laisser transparaître aucune émotion. Érato ne lui pardonnerait pas cette faiblesse. Elle, pour qui les liens du sang profitent à ses plus vils arrangements ! Elle, qui n’a pas hésité à offrir sa fille aînée au roi faunias ! — Il se porte très bien, ajoute-t-il sèchement. — Ah ! Ah ! Permettez-moi d’en douter ! ricane la reine. Elle s’interrompt brusquement et le toise de la tête aux pieds. Le masque impénétrable sous lequel se dissimule Silas commence à se craqueler. La peur suinte par toutes les fissures. Il a la désagréable impression qu’Érato est sur le point de lui porter le coup fatal. — Vous me ramenez Orfef Demeretocris, et je guéris votre fils de la maladie brune, dit-elle abruptement. Le général se fige. Ainsi, elle sait tout. Il ne pourra plus affecter de demander le remède pour un proche parent. Forte de son avantage sur lui, elle ne se privera pas de l’asservir. En effet, il la croit assez perfide pour ne pas lui donner l’intégralité du traitement et par là même différer l’entière guérison. Ils se scrutent. Leurs regards s’entrechoquent. Érato relève la tête et affiche l’air triomphant de celle qui a terrassé son adversaire. Sa figure resplendit d’une beauté tout à la fois sublime et effrayante. Elle n’imagine pas un seul instant qu’il puisse refuser son offre. La maladie brune se montre sans pitié pour les jeunes sujets. Cette gangrène s’insinue par tous les pores, vous ronge de l’intérieur, assèche vos veines, aspire jusqu’à la plus petite goutte de votre sang, pour finalement vous métamorphoser en un vieillard chétif et rabougri que la mort emporte. Les poings crispés, le visage contracté, Silas se rembrunit devant celle qui guette sa capitulation. Elle le tient à sa merci. La vie de Linos dépend de ce marché de dupes. Il doit lui ramener Orfef, même s’il n’a pas l’assurance de recevoir une dose suffisante de médicament. Le piège se referme sur lui. — Je veux le remède immédiatement. Tout le remède ! finit-il par dire. — C’est impossible ! lui répond la reine avec un sourire équivoque. La maladie brune requiert de longs mois de cure. Mes gens ont déjà déposé la première fiole de potion à l’écurie. — Je ne rejoindrai Orfef que lorsque j’aurai toutes les doses en ma possession, insiste-t-il, les mâchoires serrées. — Chaque chose en son temps, mon cher général ! Lorsque Orfef acceptera la mission, vous obtiendrez la dose suivante, et ainsi de suite jusqu’au succès de l’opération. À moitié satisfait de la tournure des événements, Silas acquiesce en silence à sa demande et s’apprête à se retirer. — Attendez ! Ne partez pas ! Je veux vous présenter une personne qui vous accompagnera, et en qui j’ai toute confiance. Surgie de nulle part, une jeune femme brune apparaît aux côtés d’Érato. La mine sévère, elle fixe de grands yeux sombres et étincelants sur le général. Ce dernier a reconnu en elle un lieutenant de la garde personnelle de la reine. Toujours vêtus de noir, chaussés de hautes bottes et enveloppés d’un long manteau de cuir cintré à la taille, ils vont et viennent comme des ombres. Pourvu que l’ordre émane de leur reine, ils espionnent, volent et tuent sans vergogne. Hommes sans foi, ils n’obéissent qu’à la voix de leur souveraine et enfreignent toutes les lois. Silas les déteste. Orfef était l’un des leurs avant le drame. — Nausicaa Phlacsis, mon meilleur agent ! ajoute Érato, qui ne paraît pas surprise de cette soudaine apparition. — Mon métier ne consiste pas à chaperonner des gamines ! dit Silas avec humeur. — Et moi, je n’ai que faire d’un grand-père qui me ralentira ! rétorque Nausicaa avec mépris. — Ah ! Ah ! À la bonne heure ! Je vois que les présentations sont faites ! s’esclaffe la reine. Sur ce, elle se lève subitement de son trône en or incrusté de pierreries. D’un geste impérieux de la main, elle désigne sa couronne au pied de l’escalier. Nausicaa part la ramasser et la lui rapporte en s’inclinant respectueusement devant elle. S’ensuit un silence empli de mystère. Les lèvres de la reine se mettent à remuer sans qu’aucun son ne parvienne aux oreilles du général. Nausicaa l’écoute religieusement, comme si sa vie en dépendait. Tandis que les deux femmes se tiennent l’une en face de l’autre, ignorant sa présence, Silas en profite pour les observer. Nausicaa dépasse Érato d’une tête. La blancheur de leur peau offre un contraste saisissant avec la blondeur de la reine et la noirceur des cheveux de son lieutenant. Ainsi que le veut la mode à la cour, elles sont toutes deux coiffées d’une longue tresse qui tombe sur le côté droit. Depuis le bas de l’estrade, le général distingue deux visages identiquement beaux et froids. Figés dans le temps par la magie d’Érato, ils rayonnent de jeunesse. Plus que tout, il exècre cette cour des privilèges où la santé et la longévité sont l’apanage de la reine et de l’aristocratie. Orfef en bénéficiait lui aussi, du temps où il appartenait à cette élite. Silas n’est pas de noble naissance. Il est simplement fils et petit-fils de militaire. Mais même s’il avait eu accès à la potion miraculeuse de la reine, il n’aurait jamais accepté d’en prendre. — Eh bien, je ne vous retiens pas ! Vous pouvez disposer, ordonne Érato, lorsque se terminent ses messes basses. Aussitôt, Nausicaa dévale les quelques marches de l’estrade pour rejoindre la sortie à l’autre bout de la pièce. Ses pas la mènent à quelques centimètres du général. Sans daigner ralentir, elle lui lance un regard de défi et maugrée entre ses dents : — Allez ! On se remue, Papy ! 3 Premiers baisers… Lorsque Nausicaa arrive devant les portes battantes, Silas est déjà sur ses talons. Dès qu’elle sort de la salle, il se hisse à sa hauteur. Refusant l’un et l’autre de se laisser dépasser, ils marchent côte à côte dans un long couloir désert aux murs blancs et remontent une enfilade de salons tous plus lumineux les uns que les autres. Dans les deux premiers, des courtisans sirotent du thé avec des gâteaux. Assis par terre sur des coussins multicolores, autour de tables basses en nacre, les hommes parlent très fort et gesticulent. Les dames prennent des poses alanguies et étouffent de petits rires. Des airs de musique festifs s’échappent des quatre pièces suivantes. On y joue de la viole, de la flûte et de la harpe. Des couples dansent. Dans d’autres salles, on joue aux cartes, au bilboquet ou l’on se lance des ballons tout en poussant des cris joyeux. Partout, on rivalise d’élégance et de luxe. Les hommes portent des chapeaux pointus ornés de plumes, assortis à des costumes aux couleurs vives et acidulées. Leurs cheveux, plus courts que ceux des femmes, sont eux aussi noués en tresse. Les robes des dames, tout en soie et brodées d’or, miroitent sous la lumière éblouissante des cages pleines de lucioles des bois. Lesquelles sont d’ailleurs à l’origine du conflit avec les Yargas. Un ballon, suivi d’une jeune femme hilare, jaillit d’une salle et rebondit contre Nausicaa. La courtisane s’arrête net de rire lorsqu’elle croise le regard dédaigneux du lieutenant de la reine. Son visage trop fardé se décompose. — Mes excuses, Votre Grâce. Je ne voulais pas… bredouille-t-elle avant de ramasser son bien et courir se réfugier auprès de ses camarades de jeu. — Apparemment, vous lui avez fait de l’effet, fillette ! lâche le général sur un ton légèrement sarcastique. — Votre Grâce ! Appelez-moi Votre Grâce ! martèle Nausicaa, une moue de mépris aux lèvres. Tandis que les rires repartent de plus belle dans la pièce d’à côté, Silas entend Nausicaa marmonner des jurons furieux. Elle ne semble guère apprécier la compagnie des amis de la reine ni même leurs divertissements, ce qui étonne fortement le chef des armées. Pour avoir grandi à la cour, au contact des nobles, il ne connaît que trop bien l’attrait qu’exerce ce tourbillon incessant de plaisirs creux. Lui- même, enfant, ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par ce monde de fêtes, même s’il n’ignorait pas que sa condition de fils de militaire lui interdisait d’en faire partie. Aujourd’hui, pour avoir vu mourir ses hommes sur le champ de bataille, il sait à quel point cette débauche d’amusements est cruelle. La guerre contre les Yargas aurait pu être évitée si la reine avait accepté de réduire sa consommation de lucioles des bois. Mais son confort personnel passe avant tout ! D’ailleurs, Silas ne serait pas surpris d’apprendre que les problèmes rencontrés avec le Protonodos découlent de ce même constat. Peu de gens connaissent la véritable fonction de ce passage royal. D’après ce qu’Orfef a bien voulu en révéler, il s’agirait d’un portail ouvrant sur un univers bien différent du pays d’Artala. Érato y fait extraire le gypse blanc dont elle recouvre les murs de