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  LA TRÉSORERIE HELLÉNISTIQUE D AI KHANOUM* par Claude Rapin La conquête par Alexandre des satrapies orientales de l'Empire achéménide fut à l'srcine du mouvement d'expansion le plus lointain qu'ait connu l'hellénisme. L'essentiel des événements qui jalonnèrent cette conquête et les débuts de l'hégémonie grecque sur l'Asie centrale sont relativement bien connus grâce aux récits rapportés par les historiens d'Alexandre. A partir du Ille siècle, en revanche, les sources s'amenuisent considérablement, se limitant pour l'essentiel à quelques rares textes et inscriptions et, surtout, aux données de la numismatique. Les témoignages matériels de la colonisation grecque n ont été mis au jour que lors de fouilles très récentes : celle d Aï Khanoum en Afghanistan et celles de plus en plus nombreuses que les archéologues soviétiques mènent dans leurs républiques centre-asiatiques, et dont la plus spectaculaire est celle de Takht-i Sangin, à une centaine de kilomètres en aval d Aï Khanoum, près du confluent de l'Oxus et d un affluent de sa rive droite, le Vakhs2. L'exploration du site d Aï Khanoum et de la région environnante s'est poursuivie pendant une quinzaine d'années, de 1964 à 1978. Elle a permis le dégagement des principaux édifices de la cité et fourni, outre une grande variété d'objets, de précieuses trouvailles numismatiques et épigraphiques. Comme l'attestent l'extension de la ville et le caractère monumental de son architecture (fig. 1), Aï Khanoum eut sans doute rang de capitale dans la Bactriane orientale, parallèlement à Bactres dans la Bactriane occidentale. La trésorerie, à laquelle ces pages sont consacrées, faisait partie du palais 3• Siège du Ces fouilles ont été effectuées par la Délégation archéologique française en Afghanistan (  F ) , sous la dir ection de P. Bernard, que je tiens à remercier ici pour l aide et les conseils qu il m a accordés dans mes recherches. Abréviations utilisées dans cet article: BEFEO: Bulletin de l E co le française d Extrême -Ori ent; MDAFA : Mémoires de la Délégation archéologique française en Afghanistan. I A la bibliographe du site publiée par S. Veuve, BCH, 106, 1982, p. 23, n. 1, se so nt ajoutés notamment quatre nouveaux volumes : P. Bernard, Fouill es d Ai Khanoum IV. Les monnai es hors trésors. Questions d histoire gréco-bactrienne (M DAFA, 28, 1985); P. Leriche, Fouill es d Ai Khanoum V. Les remparts et monuments associés (M DAFA, 29, 1986); S. Veuve, Fouilles d Ai Khanoum VI. Le gymnase. Architecture, céramique, sculp ture (M D AFA, 30, 1987) (sous presse  ; O. Guillaume , A. Rougeulle, Fouilles d Ai Khanoum V II . Les petits obj ets (MDAFA, 31, 1987). Akh IIIB 77 et Akh HIB 78 correspondent à l invèntaire de la fouille de 1977 et 1978. 2. B. A. Litvinskiy et 1 R. Pitchikyan, Découvertes dans un sanctuaire du dieu Oxus de la Bactriane septen trionale, RA, 1981, 2, p. 195-216; Id., Monuments of Art from the Sanctuary of Oxus ( North Bactria), dans From H ec taeus to Al- Hu wârizmî ( Budapest, Ed . J. Har matta, 1984, p. 25-83; B. A. Litvinskij, Ju . G. Vinogradov, 1 R. Pi ci kjan, The Votive Offering of Atrosokes from the Temple of Oxus in Northern Bactria, VDI, 4, 1985, p. 84-IIO ( en russe, avec résumé en anglais) ; P. Bernard, St. Ir., 1986/2 (so us presse  ; voir aussi 1 Kruglikova, Les fouilles de la mission archeologique soviéto-afghane sur le site g réco-kushan de Dilberdjin en Bactriane, CRAI, 1977, p. 4°7-4 27. 3. P. Bernard, CRAI, 1978, p. 447-460; CRAI, 1980, p. 437-446, 448; P. Bernard, Cl. Rapin, BEFEO, 68, 1980, p. 10-38, pl. 6-10, 29-31.  42 laude Rapin pouvoir politique, ce palais s étend à l Ouest de la rue principale de la ville basse, sur une surface de 350 x 250 m (fig. 2 4. Les constructions que la fouille y a dégagées représentent le dernier état de l édifice, au moment de l abandon de la ville par les Grecs, vers 145 av. J.-c. Pendant les dernières années de la présence grecque, un grand programme de reconstruction des bâtiments officiels avait été entrepris 5 et plusieurs parties du palais restées inachevées ou de construction très récente l attestent avec évidence. Dans cet état final le palais se compose de plusieurs ensembles groupés autour des côtés Sud, Est et Ouest d une grande cour à portiques l de 137 X 108 m de côté, dont l entrée est matérialisée par un propylée qui s ouvre dans le portique Nord. Face à ce propylée, le portique Sud de la grande cour s ouvre à l arrière, dans son axe, sur un porche monumental à triple rangée de colonnes donnant accès à la partie politico-administrative du palais. L élément le plus marquant de celle-ci est, au Sud-Est, un grand bloc de construction, de plan carré, divisé par deux couloirs en croix en quatre secteurs égaux, dont deux sont occupés par des salles de réception. A l Ouest de ce bloc se trouve un ensemble de deux unités résidentielles. La résidence occidentale est elle-même flanquée au Nord d une grande cour (90) bordée de portiques à colonnes doriques 6• A l Est et à l Ouest de la grande cour du palais prenaient place des édifices à fonction économique: à l Est, des magasins dont une amorce de fouille a révélé la présence; à l Ouest, contiguë au portique Nord de la cour dorique, une trésorerie qui, elle, a pu être très largement dégagée. L identification de cette trésorerie est assurée par le plan du bâtiment (une cour bordée de quatre rangées de magasins), par les trouvailles qui y ont été faites, et qui témoignent de son rôle de trésor royal, mais aussi par la nature de certains locaux qui semblent avoir servi d ateliers. Notre commentaire portera sur l architecture de cet édifice, son intégration au palais, enfin sur les trouvailles elles-mêmes. Nous achèverons cette présentation par quelques observations générales sur le système des trésoreries dans l Antiquité et sur les conclusions d ordre économique et historique que permet de dresser l ensemble de ces trouvailles. L ARCHITECTURE Les limites de la trésorerie dans la zone Nord-Ouest du palais se présentent de la façon suivante (fig. 3-5) : à l Est un large couloir II4 sépare la trésorerie de la grande cour l du palais; ce couloir se prolonge vers le Sud, jusqu à la limite méridionale de l ensemble palatial. Le mur d enceinte Sud de la trésorerie sert de mur de fond pour le portique Nord de la cour dorique 90. Les murs d enceinte Ouest et Nord-Ouest constituent en même 4. Les orientations dans la description architecturale sont données ici selon un Nord archéologique défini parallèlement à la rue principale de la ville basse. 5. P. Bernard, Les traditions orientales dans l architecture gréco-bactrienne, Journal asiatique 1976, p. 245- 275; Id., dans Fouilles d Ai Khanoum f (MDAFA, 21 1973), p. 114-120. 6. P. Bernard, GRAf 1978, p. 446-447; GRAf 1980, p. 448-450; P. Garczynski, BEFEO 68, 1980, p. 39-43, pl. II-16, 32-33.  \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ \ 1 1 \ 1 r r a trésorerie hellénistique d Ai Khanoum 43 ï KH NOUM • 1. Plan d Ai Khanoum.  2 Plan du palais temps la limite extérieure du palais sur ces deux côtés; le côté Ouest était bordé à l extérieur par une rue Nord-Sud qui reliait le quartier résidentiel Sud à la zone du gymnase et qui était elle-même bordée à l Ouest de bâtiments non explorés, tout proches du rempart de l Oxus. Au Nord, le corps principal de la trésorerie, dont nous avons parlé, se prolongeait par une série de pièces allongées juxtaposées, ouvrant vers l Est sur un couloir, et formait ainsi une annexe qui se continuait jusqu à hauteur de l angle Nord-Ouest de la grande cour ; de cette annexe Nord seule l amorce Sud a pu être explorée 7• Le bâtiment principal de la trésorerie est compris dans un rectangle légèrement trapézoïdal mesurant 59 m du Nord au Sud et 52 m environ d Est en Ouest. Il s articule autour d une cour en forme de losange presque carré 105)8, dont les quatre façades inté- 7. Cet ensemble mesure environ 50 m du Nord au Sud et 3 m d Est en Ouest. 8. Sur l asymétrie du plan de la trésorerie, voir P. Bernard, Cl. Rapin, BEFEO 68,1980, p. 10-11.    • • • 90 0 10 20 M 3 Plan de l trésorerie et de l our dorique  rieures sont de longueur identique (28,2 m). Sur chacune d entre elles s ouvre une rangée de magasins. La rangée Sud comporte un vestibule de petites dimensions I06 ), axé sur la colonnade de la cour dorique 90, et qui mettait celle-ci en communication avec la trésorerie. Ce vestibule est encadré de deux longues pièces barlongues I04 à l Est et I07 à l Ouest) qui s ouvraient vers l intérieur de la cour. Une porte étroite permettait de passer directement du vestibule I06 dans la pièce d angle Sud-Ouest I07. Les ailes latérales Est et Ouest se composent chacune de cinq pièces plus profondes que larges (4,5 X 7,5-8 m). Le mur Nord de la cour I05 était percé en son centre d une porte débouchant dans un long couloir transversal sur lequel s ouvrent huit pièces profondes de 4,5 x 14 m. L accès à la trésorerie se faisait à la fois par le Sud et par l Est. L accès Sud, à travers l vestibule I06, permettait de gagner la trésorerie à travers la cour dorique 90 depuis les zones administrative et résidentielle. L entrée Est se faisait depuis la grande cour du palais, à travers deux portes en enfilade, ouvertes l une dans le mur d enceinte de cette cour, l autre dans le mur de fond de la pièce I IO ces deux portes étant séparées par le couloir