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  Résumé Matthieu GIRARDPHIL5D2010-2011 La fonction de la temporalité dans la conscience morale chez VladimirJankélévitch Examen de quelques phénomènes morauxCe mémoire porte sur la question de la fonction de la temporalité dans la consciencemorale chez Vladimir Jankélévitch. Les notions d'irréversibilité, d'irrévocabilité, de presque-rien, de je-ne-sais-quoi, de devenir, de futurition, de destinalité du temps, dedevenir, d'intervalle et de continuation y soient explorées dans une logique visant àrendre justice au texte de Jankélévitch. Ce premier moment sert donc à poser les basessur lesquelles se développe le propos général. En deuxième lieu, la question de laconscience est explorée, avec pour guide la problématique de sa constitution. Laconscience morale, la bonne conscience, la mauvaise conscience, en bref lesconsciences sont scrutées. Puis les relations entre la temporalité et la conscience moralesont analysées à travers le regret et le remords. Enfin, une conclusion permet de mieuxrendre compte de la fonctionnalité-limite de la temporalité.1  Table des matières Résumé .............................................................................................................................1I. Temporalité – Remarques préliminaires........................................................................3I.I. Irréversibilité..........................................................................................................6I.II. Irrévocabilité. .....................................................................................................14I.III. La temporalité : ni objet, ni sujet. Du temps.....................................................19I.IV. Temps, temporalité, Presque-rien. « Impossibilité » de la connaissance...........24I.V. Le temps en tant que je-ne-sais-quoi...................................................................28I.VI. Du temps comme solution. Futurition...............................................................31I.VII. Temporalité et être humain. Devenir. Finitude.................................................33I.VIII. Intervalle. Continuation. ................................................................................38I.IX. Instant - une pointe sur un point. Entrevision. Demi-gnose..............................40I.X. En guise de conclusion partielle. Temps et conscience : premières remarques..44II. Conscience. Consciences...........................................................................................49III. Regret – Remords : Remarques................................................................................58III.I. Regret et temporalité. L'irréversible. Un parfum...............................................60III.II. Regret et conscience. Avoir-été........................................................................63III.III. Remords et temporalité. L'irrévocable. Une douleur......................................63III.IV. Remords et conscience morale. Avoir-fait......................................................64IV. Nature ambigüe de la fonction. Fonctionnalité-limite de la temporalité..................66Bibliographie...................................................................................................................702  I. Temporalité – Remarques préliminaires. La question de la temporalité est une constante dans l'œuvre de Vladimir Jankélévitch ; elle en habite les recoins les plus secrets, les retranchements les plusreculés, l'habille plus ou moins secrètement de son voile diaphane, se coule dans lerythme de sa pensée et de son écriture. C'est également une constante chronologique puisque dès son premier  1  ouvrage et jusqu'à son dernier  2 , le thème de la temporalité necesse de refaire surface, d'être réinventé, repris, remis sur le métier, liant ainsithématiquement son œuvre abondante.De plus, c'est souvent en relation avec la question du temps ou du fait-du-temps,de son existence, que ses analyses se déploient non seulement de la manière la plus personnelle, mais également la plus philosophiquement intéressante , profonde. Bienévidemment, la philosophie morale de Jankélévitch se trouve donc traversée par cettethématique de la temporalité, ou, mieux, portée, sous-tendue, comme par un courantsous-marin, par cette attention pointilleuse au fait-du-temps, au fait-que l'existencehumaine est constamment temporelle 3 .On peut dire que tout, chez lui, parle du temps,le donne à entrevoir, le respire plus ou moins subtilement 4 . 1JANKELEVITCH V.,  Henri Bergson , Alcan, Paris, 1931.2JANKELEVITCH V.,  Le paradoxe de la morale , Seuil, Paris, 1981.3L'attention toute particulière portée par Jankélévitch à la problématique du fait-de, du fait-que, et sa prise au sérieux de ces notions est également une constante à travers ses ouvrages. Cet aspect retiendranotre attention plus précisément lors de l'exploration du temps comme presque-rien. À noter également qu'il s'agit donc ici de l'« ordre » du quod  , de la quoddité, « opposé » à l'ordre de laquiddité, du quid  ; Jankélévitch réactivant ces notions dans un emploi personnel : le  fait-que quelquechose existe, et non pas qu'est-ce qu'  est cette chose existante. Il faut cependant garder à l'esprit qu'iln'y a pas opposition entre les deux « registres », malgré ce qu'un bref passage par l'épistémologie pourrait éventuellement nous faire croire. Ces deux « ordres » sont aussi essentiels à la compréhensiondes « catégories » jankélévitchiennes de l'empirie et de la métempirie. Ces notions seront discutées un peu plus loin.4Voir notamment JANKELEVITCH V.,  L'irréversible et la nostalgie , Flammarion, Paris, 2011, pp. 7-69, JANKELEVITCH V., BERLOWITZ B., Quelque part dans l'inachevé , Gallimard, Paris, 1978, pp. 21-39, JANKELEVITCH V.,  Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. I – La manière et l'occasion ,Seuil, Paris, 1980, pp. 26-43, 76-94, JANKELEVITCH V.,  Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. II –  La méconnaissance. Le malentendu , Seuil, Paris, 1980, pp. 90-97, JANKELEVITCH V.,  Dumensonge , Confluences, Lyon, 1945, pp. 17-22, JANKELEVITCH V.,  La mauvaise conscience ,Aubier-Montaigne, Paris, 1966, pp. 49-136, JANKELEVITCH V., Traité des vertus. II – Les vertus et l'amour. II  , Flammarion, Paris, 1986, pp. 14-27, JANKELEVITCH V.,  L'aventure, l'ennui, le sérieux ,Aubier-Montaigne, Paris, 1963, pp. 10-16, 116-178, JANKELEVITCH V.,  La mort  , Flammarion,Paris, 2008, pp. 286-330, JANKELEVITCH V.,  Le pardon , Aubier-Montaigne, Paris, 1967, pp. 21-77, 3  Cette attention à la temporalité, qui fait respirer le cœur de la philosophie deJankélévitch, qui la rend si dynamique et si humaine , est profondément, intensément,liée au fait que celui-ci s'intéresse, d'abord, à l'homme 5 , à l'humain, dans tout ce qu'il peut comporter de concret, de mondain 6 . Chez Jankélévitch, le sujet humain, la créature(comme il aime à le nommer  7 ), n'est jamais détaché de tout ancrage au monde, il n'est pas déraciné, soustrait à sa condition d'appartenance srcinelle, essentielle, à un mondematériel ; en un mot, l'homme dont nous parlent les ouvrages de Jankélévitch n'est pasquelque entité abstraite, création de la philosophie, ne possédant une existence queconceptuelle, théorique, notionnelle 8 . Non, il s'agit de l'homme incarné , au sens le plus platement charnel  de l'in-carnation 9 , de la personne avec tout ce qu'elle peut comporter, éventuellement,d'incohérences, d'errances, de désirs fous et d'espoirs irrationnels, mais aussi detristesses inconsolables, de remords déchirants, ou de nostalgie diffuse, doucereuse ou, parfois, plus amère que douce-amère. De l'homme, enfin, dont la condition est,essentiellement, mortelle, car Jankélévitch ne refuse pas de considérer que la mort estune donnée de l'existence humaine avec laquelle il faut compter  10 .Aussi le philosophe du je-ne-sais-quoi se place-t-il toujours au sein du monde,n'affectant pas une certaine attitude du type d'un « détachement    philosophique »objectivant, ou un point de vue synoptique sur le monde 11 – pour penser à fond, JANKELEVITCH V., Cours de philosophie morale – Université libre de Bruxelles 1962-1963 , Seuil,Paris, 2006, pp. 125-176, JANKELEVITCH V.,  L'alternative , Alcan, Paris, 1938, pp. 41-70.5Il va sans dire qu'afin d'éviter toute surcharge du texte, le vocable « l'homme » sera employé dans lasuite du texte pour désigner tout représentant de l'espèce humaine, quelque soit son sexe – il s'agit del'homme dans sa généralité, et non en tant que soumis à la dictature du genre.6La problématique de la condition proprement mondaine de l'homme sera abordée plus longuementnotamment dans la section traitant de son intermédiarité.7Jankélévitch emprunte ce terme au vocabulaire de la théologie. Il apparaît dans un peu tous lesouvrages, et connote négativement le versant matériel  de l'homme.8La connaissance notionnelle est,  grosso modo , la connaissance scientifique.9Pour Jankélévitch, l'homme contient une part de mystère , qu'il nomme le mystère du vinculum , enréférence encore une fois au vocabulaire religieux. Le vinculum, c'est le fait d'être lié, re-lié. Lemystère du vinculum désigne donc le mystère de l'union de l'âme et du corps, de notre incarnation.10L'horizon de notre finitude destinale n'est jamais très loin lorsque Jankélévitch parle de l'homme : sonregard est lucide et il réussi à ne pas rendre la mort plus tragique qu'elle ne l'est, sans pour autant ladiminuer à la manière des sages de l'Antiquité.11La  perspective  privilégiée par Jankélévitch en philosophie est celle qui part de l'être humain, de sonexpérience, de ses désirs et de ses questionnements. Il n'y a guère que dans  Philosophie Première qu'iladopte une position de surplomb intégrale, globale. 4  véritablement à fond, penser tout ce qu'il y a à penser d'une chose difficile à penser,comme le temps, l'amour, la musique, la poésie, ou la liberté 12 , il faut donc savoir conserver une ouverture maximale de l'angle de vue tout en ne se situant pas enextériorité par rapport à l'« objet » que l'on traite.Pour le dire autrement, Jankélévitch adopte de manière singulièrement personnelle l' attitude générale du « retour aux choses mêmes », la fait réellement sienne,l'intègre à ses recherches toutes personnelles, à la poursuite de l'insaisissable, sans pour autant réduire le contexte entourant la chose (pour user d'une image spatiale quelque peu fautive) à un ordre plus « contingent » que la chose, ou plutôt, en conservant,toujours vivace, la chose en son contexte, tout en la serrant au plus près possible 13 .Ainsi, lorsque Jankélévitch s'attache à parler du temps, de la temporalité, mais dela conscience également, il déploie sans cesse, dans son approche du sujet de sa quête,de l'objet qu'il étudie 14 , à la fois les analyses les plus fines, aiguisées, et une vision la plus englobante possible, sans pour autant prendre l'objet étudié, le sujet pourchassé,hors de toute relation, hors de tout rapport, tout  en le prenant pour  lui-même à la fois.Pour la temporalité, en anticipant quelque peu le propos, cela signifie, d'abord,qu'elle est envisagée du point de vue de l'homme 15 , mais surtout que cette problématiqueest abordée et traitée dans toute l'épaisseur de sa concrétude, et dans toute son épaisseur de sens. Afin de mieux cerner les articulations qui la sous-tendent et qui s'en dégagent, ilfaudra donc s'atteler à en examiner chaque partie avec l'attention qu'elle mérite – latemporalité de Jankélévitch n'étant pas simplement le temps, ou la durée, ou le devenir,ou la continuation du futur se déversant dans le présent puis dans le passé, maiscontenant néanmoins ces éléments, et d'autres encore. 16   12JANKELEVITCH V.,  Henri Bergson , PUF, Paris, 2008, p. 292.13Un peu à la manière de la théologie négative qui, accumulant les négations, finit par dégager, encreux, son objet, à la différence que Jankélévitch ne se « débarrasse » pas de ce qu'il ôté.14Voir les deux premiers chapitres de JANKELEVITCH V., BERLOWITZ B., Quelque part dansl'inachevé , Gallimard, Paris, 1978.15Encore une fois, la perspective choisie par Jankélévitch pour approcher son objet d'étude est uneattitude réaliste mais qui ne nie pas pour autant l'existence du  spirituel  , basée sur l'homme.16Ce point sera développé dans la suite de ce premier chapitre. Il ne faut cependant pas s'attendre à ce 5